Prose #1 - Le vendeur de romarin (2008)
Gilles Postec
LE VENDEUR DE ROMARIN
Récit
© Juillet-août 2008
Toute chanson
est une eau dormante
de l'amour.
Tout astre brillant
une eau dormante
du temps.
Un noeud
du temps.
Et tout soupir
une eau dormante
du cri.
Federico Garcia Lorca, Poésie I (1921-1922)
« C’est profond, véritablement profond, plus encore que tous les puits
et toutes les mers qui entourent le monde, beaucoup plus profond que
le coeur actuel qui le crée et que la voix qui le chante,
parce qu’il est presque infini. »
Federico Garcia Lorca, La théorie et le jeu du duende, 1930
« Mais le bonheur ne se trouve pas même parmi vous, pauvres enfants de la nature, et sous vos tentes trouées il y a des rêves qui sont des supplices. Nomades, le désert même n'a pas d'abri contre la douleur ou le crime. Partout les passions, partout l'inexorable destin. »
Alexandre Pouchkine, Les Bohémiens.
Couverture : " El'Torero", Acrylique sur bois 122x 60 cm, El’Jack (Christyan JaKoB), http://www.art-singulier.com/eljack/eljack.htm
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La vie n’est pas un long fleuve tranquille. Il y a des jours qu’on n’oublie pas, qui se détachent avec obstination du reste de notre existence, des jours (mais aussi bien des nuits) dont le souvenir creuse d’anfractueuses galeries dans notre âme, des jours immenses, brûlants, dont l’inquiétante densité a de quoi faire perdre la tête. Le sentiment tenace qu’il s’est passé quelque chose nous poursuit, et nous tirons fébrilement le fil des événements à la recherche d’un sens caché, souterrain, d’un lien secret qui donnerait aux faits étranges que nous avons vécus la forme miraculeuse du Symbole, dont l’œil à demi-ouvert brille dans notre intelligence comme une lune au-dessus d’un étang.
*
On marchait au hasard, à la recherche d’un restaurant. Il était vingt-et-une heure. Arnaud, qui avait déjà séjourné à Séville, nous proposa d’aller au Giraldillo : c’était un resto assez connu, juste aux pieds de la Giralda1, sur la Place Virgen de los Reyes. L’idée nous parut bonne : nos déambulations dans la vieille ville nous avaient creusé l’appétit, et la perspective de s’enfiler quelques tapas nous mit l’eau à la bouche. On s’était volontairement perdus dans les méandres du quartier Santa Cruz, avec ses ruelles sinueuses, ses maisons chaulées, ses patios fleuris et ses modestes petites places. Le soir était agréable, un vrai soir d’été en plein mois d’avril. Le ciel, au crépuscule, était d’un bleu intense ; une brise légère, venue d’Afrique, nous caressait les cheveux. Les réverbères commençaient à s’allumer, projetant sur les murs de la ville leur lueur orange et sucrée. D’antiques palmiers secouaient nonchalamment leurs feuilles au-dessus des allées. C’était une belle soirée, et nous comptions bien en profiter. On était à Séville depuis trois jours, et c’était la première fois qu’on avait le temps de souffler. Dès notre arrivée, les préparatifs du tournage nous avaient accaparés : on bossait toute la journée et le soir on était trop vanné pour ressortir. Le court-métrage, c’était une idée d’Arnaud, l’histoire d’un groupe de rock en mal d’inspiration qui échoue en terre andalouse et découvre le flamenco. C’était un peu mince, mais tout devait reposer sur le burlesque des dialogues, que j’étais chargé de rédiger. Je n’avais pas encore écrit une ligne. On voulait être prêt pour le festival du court à Brest, en octobre, avec la ferme intention de casser la baraque. L’Andalousie était un des thèmes proposés, d’où notre projet. Séville nous parut idéale pour servir de cadre au récit : Arnaud y avait accompagné des élèves un an auparavant et nous persuada sans peine que c’était là qu’il fallait tourner. Séville était une ville carrefour où se croisaient différentes époques, différents styles, et que l’influence orientale rendait délicieusement exotique. Notre histoire se voulait à son image : intégrant tous les discours mais porteuse d’une radicale unité.
On s’était rencontré il y a dix ans, à la fac. Nous avions monté un groupe de rock qui avait eu une certaine renommée. On se produisait essentiellement sur Nantes, où on étudiait, et dans la région brestoise. Nous nous étions baptisés Music Man and the Great Colourful Band, en référence aux noms loufoques des groupes de rock des années soixante-dix que nous écoutions. Notre principale influence était Franck Zappa, avec son rock expérimental et son univers décalé ( on avait d’ailleurs pensé, à l’origine, s’appeler les Zappaphiles ). Music Man, c’était Arnaud, le musicien de la bande, et le leader du groupe. Il arrangeait les morceaux, dirigeait les répétitions, accordait les instruments, tranchait avec autorité les problèmes de rythme et de tonalité. Un fin musicologue, Arnaud, un passionné. Il avait tout lu sur les Beatles et était capable d’improviser très librement sur le sujet. C’était le roi des théories et des jeux d’esprit ; il savait jouer d’à peu près tous les instruments, mais avait une petite faiblesse pour le trombone, son premier amour.
A la batterie, il y avait le White, c’est-à-dire Thomas. Son jeu était bien en place, incisif à souhait comme celui d’un batteur de punk. Ça lui correspondait bien. C’était un bon danseur, spécialement de salsa. Il adorait l’Espagne. Il avait vécu quelques années à Barcelone quand il était étudiant : depuis, il parlait couramment espagnol. Son phrasé nerveux, naturellement rapide et presque furtif, s’était parfaitement adapté à l’emportement ibérique, et n’était son teint pâle, ses cheveux blonds et le bleu presque scandinave de ses yeux, on aurait juré un véritable espagnol. Il avait le sens du contact : quelque chose de direct, de franc, qui ouvrait les portes, avec une pointe d’humour qui arrondissait spontanément les angles.
Anne assurait la partie basse. Elle, c’était Wonder Woman, rapport à son tempérament explosif, un brin survolté.
« Depuis que je fais du yoga, ça va beaucoup mieux… » Disait-elle souvent.
Ça nous faisait rire. Enfin, malgré ses accès de stress ou de colère, elle était vraiment cool, tournée vers les gens, juste assez barrée pour mettre de la couleur dans sa vie, et pimenter celle des autres. Elle pratiquait la méditation zen, et cuisinait bio. Les profondeurs et les méandres de l’âme humaine la passionnaient.
Pour ma part, comme j’étais en fac de lettres, on m’avait chargé d’écrire les textes, des chansons obscures et vaguement surréalistes qui ne me satisfaisaient guère - quelque chose entre Dylan et Bobby Lapointe, en passant par Rimbaud et les Beatles de I am a Walrus. Je jouais aussi de la guitare, assez mal il faut le dire, souvent secondé par Arnaud. On me surnommait le Dark, à cause de mes éternelles chemises noires.
On adorait le cinéma. Un beau jour, on s’était mis à tourner des courts-métrages, et, de fil en aiguille, on avait fondé une petite maison de production pour faciliter la production de nos albums et diffuser nos courts. On rêvait de Cannes. A Clermont-Ferrand, on obtint notre premier prix avec Dracula à Liverpool, un film complètement délirant sur Les Beatles, le foot et les vampires. Le temps passa. Nos études terminées, chacun d’entre nous trouva un job, la plupart dans l’enseignement. Le groupe se sépara, on se perdit de vue. Huit ans s’écoulèrent : le hasard fit que je revis Arnaud, qui me proposa de reprendre du service et de remonter une boite de prod, comme au bon vieux temps. Le groupe ne tarda pas à se reformer autour de ce projet de court métrage qui nous mena tout droit à Séville.
Au moment de quitter la plaza de Santa Cruz pour rejoindre le restaurant, mon attention fut attirée par une masse sombre au pied d’un olivier. Emmitouflé dans un blouson kaki, une casquette militaire vissée sur le crâne, un homme me dévisageait. Il se tenait debout, parfaitement immobile. A en juger par la couleur de sa peau, il était africain. A son allure, ses vêtements, sa barbe hirsute et son regard fiévreux, on devinait le marginal, le clopinard. J’eus une vision : celle d’un prophète cinglé sillonnant l’Europe avec ses disciples, et prêchant la bonne parole à coup de bières et de godasses dans l’estomac. Je soutins un moment son regard, puis passai mon chemin, rejoignant les autres qui se dirigeaient d’un pas vif vers la cathédrale. J’oubliai si vite mon type que je n’eus même pas le temps d’y repenser.
Après avoir dépassé la cathédrale, on débarqua enfin place Virgen de los Reyes, où se trouvait notre resto. On pénétra dans la salle à manger, un vaste salon au dessus duquel s’élançaient des arcs appuyés sur des piliers de briques fines. Les plinthes en faïence de Triana, très colorées, ressortaient avec éclat sur le fond blanc des murs.
Le patron nous fit l’honneur de venir nous voir, et ne tarda pas à se lancer dans un véritable éloge du Giradillo, dont il n’était pas peu fier.
« Vous voyez ces peintures, aux murs ? Traduisit Thomas. Ce sont des peintures à l’huile et des aquarelles de peintres sévillans de renom. Mon hôtellerie est un véritable petit musée…
- Que signifie le Giraldillo ? demanda Anne. Est-ce que ça a un rapport avec la Giralda ?
- Le nom vient en effet de la girouette qui coiffe la Giralda, répondit l’aubergiste. Vous pouvez l’apercevoir de la fenêtre. On a érigé un clocher renaissance sur le fût de l'église mauresque (au seizième siècle, je crois, ce qui a porté la hauteur de l'ensemble à plus de 95 mètres !). Le monument fut coiffé d'une statue de la "foi victorieuse" due à Bartolomé Morel. Comme ce bronze tournait au gré du vent, l’architecte Hernan Ruiz lui a donné le nom de Giraldillo et celui de Giralda – girouette - à la tour…
- Bien, coupa Arnaud, je ne sais pas pour vous, mais moi je commence à avoir faim. Si on commandait ?
- Excellente idée. J’essaierais bien la soupe de clovisses aux gros vermicelles, plaisantai-je, suivie d’une paella andalouse, et vous ?
- Pourquoi on ne prendrait pas des tapas ? Proposa Thomas. Un peu de tout, et on partage ?
- Notre sélection de tapas est typique de Séville, assura le chef. Mais prenez le temps de faire votre choix. »
Passés les premiers coups de fourchette, donnés dans un silence quasi extatique, les langues se délièrent : nous évoquâmes les premières scènes à tourner, dès le lendemain, tranchâmes quelques détails techniques et discutâmes des lieux que nous avions repérés ces derniers jours. Le quartier Triana, à l'ouest de la ville, sur l'île fluviale de la Cartuja, entre le quartier de La Cartuja au nord et celui de Los Remedios au sud, nous parut idéal pour notre histoire : il avait longtemps été le quartier gitan de Séville et était considéré comme le berceau du flamenco. Les gitans avaient été expulsés vers les banlieues dans les années 1970, avec la pression du développement immobilier, mais qu’importe, on espérait y capter quelque chose de spécial, cet art de vivre, la gracia, qui caractérisait, disait-on, les trianeros, cet esprit plein de vivacité qui, selon la légende, marquait tous ceux qui naissaient de ce côté-ci du Guadalquivir.
Le fleuve, j’en avais rêvé à l’aller, au cours de l’interminable voyage - vingt heures ! - qui nous avait conduits en terre andalouse. Dans mon rêve, nous arrivions dans une ville superbe, aux contours mal définis, quelque chose entre Venise, Florence et Landerneau. Partout de vieilles pierres, de majestueux bâtiments, irradiés par la chaude lumière du couchant, caressés par une brise soyeuse comme un baiser. Et, au détour d’une rue, apparu avec la soudaineté d’un ange au dessus d’un élégant parapet de pierre, le serpent d’or du Guadalquivir ondoyant paisiblement entre les quais, m’éblouissant de son regard liquide, aux mille reflets.
« J’ai hâte de voir le Guadalquivir, répétais-je régulièrement. Pour moi, on sera réellement arrivé quand on l’aura dans notre champ de vision. Séville prendra corps autour de lui, il lui donnera forme et réalité. Sans le Guadalquivir, Séville n’existe pas. »
J’en rajoutai. C’était un code entre nous, on aimait en faire des tonnes, pour rire. Mais j’étais réellement obsédé par mon Guadalquivir : je brûlais d’impatience de le confronter avec le vrai, s’il existait vraiment. Ça devint vite un sujet de plaisanterie entre nous.
« Il n’y vraiment qu’un breton, me taquina Anne, pour être fasciné par l’eau à ce point ! Pour vous, il faut qu’il y ait de l’eau à proximité, sinon point de salut ! C’est l’eau lustrale des romains, l’élément purificateur…
- Ce serait plutôt le jour lustral, renchérit Arnaud, le jour où, chez les païens, un enfant nouveau-né reçoit son nom et où se fait la cérémonie de sa lustration. J’ai lu ça dans le National Géographic.
- Chez nous, rigola Thomas qui était originaire de Brest tout comme moi, ce serait plutôt l’eau du bénitier… En tout cas, l’eau on l’aime, c’est vrai, on s’y baigne à la rigueur, mais on ne la boit pas… J’ai déjà descendu des fleuves, à Brest, mais ça tournait plutôt à la bière, si mes souvenirs sont bons… »
Le repas se poursuivit dans une bonne humeur que nous n’avions pas connue depuis l’époque où nous nous étions rencontrés. On en était presque étonnés, de cette légèreté. A trente ans passés, nous avions certes gagné en profondeur, en densité ( du moins l’espérions-nous ), mais au détriment d’une certaine élasticité qui est peut-être le secret de l’éternelle jeunesse. Nous étions riches de tout ce que nous avions vécus et appris, parfois dans la douleur, mais par là même, plus lourds, plus difficile à bouger. Moins disponible au monde extérieur parce que disposant d’un système plus solide pour l’interpréter. On était moins dupes des autres et de nous-mêmes, mais aussi plus prompts à se raidir, à juger. C’était bon de se sentir légers, ouverts au présent, sans armure ni bouclier, sans cette tension invisible mais perpétuellement entrenue qui est le signe de la vigilance, de l’affût.
Après s’être bien goinfrés et avoir réglé la note, on se retrouva face à la Giralda dont la silhouette immense, réfléchissant la lumière des projecteurs, se découpait sur un ciel de velours, d’un bleu sombre, parsemé d’étoiles.
Arnaud nous fit remarquer que nous étions quatre, comme les Beatles, et que ce n’était pas un hasard. Le chiffre quatre avait une valeur spéciale pour lui, une valeur magique. Sa théorie reposait sur un constat étrange : quand le chiffre quatre apparaissait quelque part, un des éléments qui le constituait se distinguait invariablement des autres ( notre groupe, par exemple, était constituée de trois hommes et d’une femme ). Il y avait là, selon lui, une combinaison universelle renvoyant à la suite de Fibonacci, le théorème de Fermat, le nombre d’or, etc. La seule chose que nous comprîmes, ce soir-là, c’est que les Beatles étaient la clef de voûte de l’édifice, le point de convergence de toute sa théorie.
« En 1966, raconta Arnaud, en pleine tournée aux Etats-Unis, les Beatles annulent tous leurs concerts et rentrent de toute urgence en Angleterre où ils s’enferment dans un château…officiellement pour écrire un nouvel album. Leur décision est présentée comme irrévocable : ils abandonnent la scène, définitivement. Les rumeurs de séparation se répandent, mais surtout le bruit court que Paul McCartney a trouvé la mort au volant de son Aston Martin, à Détroit. Au même moment, un concours de sosies est lancé dans tout le pays : le gagnant est un certain William Campbell… réplique parfaite de Paul McCartney ! Le meilleur est à venir, écoutez ça : à la sortie de l’album Sergent Pepper’s les fans découvrent, stupéfaits, le nouveau look des Beatles… Ils portent tous des moustaches… comme s’ils voulaient cacher quelque chose ! Autre fait étrange, ajouta Arnaud, sur la pochette de l’album, les Beatles sont photographiés autour d’une tombe sur laquelle ont été déposées des fleurs… en forme de guitare basse – on peut aussi y voir un "p" pour Paul. A gauche les statues de cire représentent "les anciens Beatles" qui se recueillent devant la tombe comme pour marquer la fin d'une "époque". En arrière plan Paul McCartney est entouré de personnalités pour la plupart…décédées ! Et une main funeste se pose sur sa tête comme pour signifier qu’il fait désormais partie du monde des morts !
- Et moi j’ai vu Elvis hier soir, lançai-je pour le charrier, il prenait un verre sur la plaza de Santa Cruz !
- Et c’est tout, fit Anne, on n’a rien su de plus depuis ?
Arnaud prit une grande respiration, savourant son plaisir. Le décor dans lequel nous nous trouvions ajoutait au mystère de son propos : il plongea son regard dans nos yeux brillants où dansaient les lumières de la ville désormais plongée dans la nuit.
« Non, précisément, reprit-il, l’histoire ne s’arrête pas là. Les autres faces de la pochette sont également révélatrices. Je vous les montrerai, si vous voulez, à notre retour. Donc, alors que les Beatles sont tous habillés d’uniformes d’opérette, Paul McCartney (en bleu) est le seul qui a un badge noir cousu sur la manche gauche de son uniforme, juste au dessus du coude (à peine visible sur le cliché de face…mais on peut le distinguer). Sur l’une des photos on peut voir que ce badge porte uniquement les lettres "OPD" (traduction : Officially Pronounced Dead…soit Officiellement Déclaré Mort) et sur la quatrième de couverture de l’album les Beatles sont encore photographiés de face…sauf Paul McCartney qui tourne résolument le dos à l’objectif…comme s’il ne faisait plus VRAIMENT partie du groupe ! Plus troublant encore : à la fin de la chanson Sergent Pepper’s, on entend distinctement une voix murmurer "and let me introduce to you the one and only Billy Shears" - et laissez moi vous présenter le seul et unique Billy Shears… Qui est ce Billy, me direz-vous ? C’est William Campbell, bien sûr, le sosie de McCartney ! Billy est le diminutif de William… Le remplaçant de Paul ainsi intronisé a donc rejoint le nouveau groupe formé par les Beatles, l’orchestre du club des cœurs solitaires du sergent Pepper. Ça vous paraît fumeux ? C’est pourtant évident, d’autant que si l’on tend l’oreille, ce n’est pas Billy Shears qui est chanté en chœur, mais Billy’s here – Billy est là… Pour couronner le tout, à la fin de la chanson Strawberry Fields Forever, on entend John Lennon murmurer "I buried Paul" (j´ai enterré Paul). Et dans l’album blanc, le même John ajoute à la fin de I’m so tired que "Paul is dead, miss him, miss him…" Paul est mort, il me manque… Génial, non ?
- Un peu flippant, surtout, commenta Anne.
- Et la couverture d’Abbey Road ? Y a pas un truc autour de ça, aussi, demandai-je, ayant le vague souvenir d’avoir lu quelque chose là-dessus.
- Très juste. Tu fais sans doute allusion à la célèbre photo des Beatles qui traversent à pied un passage clouté. J’ai eu l’occasion d’observer la photo originale avec une loupe et d’aller sur place mener mon enquête. Les Beatles ne traversent pas le passage clouté n’importe comment, ils marchent... en cortège ! Devant John Lennon, en blanc ( couleur symbole de la mort dans la culture orientale ) c’est le church man - le "prêtre" - qui conduit le cortège en surplis blanc ! Juste derrière lui, Ringo Starr, en noir - la couleur de la mort dans la culture occidentale : c’est "l’officiant", qui règle le protocole funèbre. En troisième position…le mort : Paul McCartney…( ou William Campbell ?) Il marche pieds nus car dans le culte Anglican on enterre toujours les morts sans chaussures ! Et il tient sa cigarette de la main droite, ce qui est bien curieux pour un gaucher ! Et pour fermer le cortège…Georges Harrisson tout habillé de jean comme les ouvriers…c’est lui qui a creusé la tombe ! A gauche la plaque d’immatriculation de la wolkswagen indique "LMW 28 IF" (traduction : Living MacCartney Was - 28 si… Paul McCartney aurait eu 28 ans ce jour là…s’il n’était pas mort !) On voit une grosse voiture, sur la droite : ce n’est ni taxi ni un corbillard de cérémonie…c’est la voiture de la morgue qui se déplace sur les accidents pour ramasser les corps ! Une dernière chose, pour finir : une fois sur les lieux, il suffit de se reculer pour comprendre la véritable symbolique de l’image. En fait, si on élargit le champ vision, on réalise que le cortège sortait d’une église et traversait la route pour se rendre… dans un cimetière !
- Brrrrrr… c’est macabre, ton histoire ! fit Anne en réprimant un bâillement.
- Avec un pote, on a une théorie la dessus, conclut Arnaud, ça mêle les Beatles, les Templiers, la symbolique et les extraterrestres. On nous cache des choses. Selon nous, Mozart, par exemple, n’est pas mort. Ça vous en bouche un coin, hein ? Je vous expliquerai tout ça en détail un de ces quatre… Vous verrez, c’est assez rigolo… Depuis qu’on a déliré là-dessus, un soir, mon copain et moi, on voit le chiffre quatre partout… Tout est lié aux Beatles, au chiffre quatre, on peut tout expliquer avec ça…
- Dis-moi Arnaud, franchement, vous n’auriez pas un peu abusé sur le vin, ce soir-là ? C’est juste… dingue, votre histoire !
- Non, c’est de la symbolique.
- Bon, je ne sais pas pour vous mais je suis vannée, nous coupa Anne. Je ne vais pas tarder. »
Pendant que nous causions, Thomas discutait en espagnol avec le patron du resto. C’était le plus jeune de la bande, mais il nous impressionnait par sa souplesse, son naturel avec les gens. Son tempérament était à l’image de son espagnol : vif, nerveux, allant à l’essentiel. C’était un vrai repère pour nous ici, un guide sur lequel nous nous reposions (il était le seul d’entre nous à parler espagnol). Il s’en tirait très bien. Quand il nous rejoignit, nous lui proposâmes, Arnaud et moi, d’aller boire un dernier verre quelque part.
« On n’a qu’à pousser jusqu’à Triana, proposa-t-il. Il paraît qu’on peut encore y entendre du flamenco… et voir danser de pures gitanas, qui sait ?
- Allons-y, m’exclamai-je, enthousiaste, je veux voir ça !
- Je vous laisse, les garçons, j’ai vraiment besoin de dormir. J’appelle un taxi et je rentre à l’appart. Vous faîtes un bout de chemin avec moi ? »
Nous logions dans les faubourgs de Séville, chez une dame très gentille qui s’appelait Leonor. Elle était veuve et vivait dans un immeuble, au quatrième étage. Un ancien copain de fac nous avait mis en contact avec elle : c’était une amie d’enfance de sa grand-mère. Elle avait accepté de nous héberger toute la semaine, sans contrepartie. On était un peu embarrassés, et on se creusait la tête pour savoir quel cadeau nous pourrions lui offrir à la fin de notre séjour. Arnaud, Thomas et moi dormions tous les trois dans une petite chambre qu’elle avait aménagée pour nous. Anne avait sa chambre à elle. Sur sa propre initiative, Leonor, dès le premier jour, nous prépara des sandwichs pour nos excursions de la journée. Le soir, elle nous mijotait un bon petit repas qu’elle ne prenait jamais avec nous. Leonor avait quelque chose d’intemporel : cheveux roux grisonnant par endroits, soigneusement entretenus et permanentés au point de former au-dessus de sa tête un monument délicat et comiquement gonflé. Un visage aux traits fins, une petite bouche pincée qui s’ouvrait parfois sur un sourire chaleureux et vaguement nostalgique. Soixante ans environ, d’après nos calculs. Une vraie petite mère, toujours à s’affairer, causant parfois avec nous mais soucieuse de ne pas déranger. Je croyais retomber en enfance : comme je ne comprenais pas ce qu’elle disait, j’avais parfois l’impression d’avoir commis quelque gaffe, et qu’elle me sermonnait. Un soir, je crus à tort m’être servi trop généreusement, alors même qu’elle m’incitait à reprendre du plat qu’elle avait préparé. Ça fit bien rire Anne, qui ne se gêna pas pour se moquer de mes enfantillages.
« C’est freudien, railla-t-elle. Tu as besoin d’une maman, c’est tout.
- Bon, j’aurais mieux fait de me taire, à ce que je vois. »
La vieille dame vivait dans un décor à sa mesure, quelque chose d’assez typique, un vrai musée du kitch. Le mobilier d’inspiration baroque multipliait volutes et dorures ; le cadre en stuc des miroirs évoquait maladroitement les ors royaux ; des angelots, ici et là, des images pieuses ; l’inestimable collection de dès à coudre, sur une petite console laquée, aux courbes improbables, une vraie merveille ; et, seul concession à la modernité, un poste de télévision de couleur grise, encastré dans le buffet en merisier, qui jurait un peu avec le reste et que Leonor allumait dès que nous avions fini de manger. Dans cet univers sans âge, entre ses tapisseries rose pastel ornées de frises mordorées, notre si aimable logeuse, si prodigue à notre égard, figurait quelque duchesse en exil nous régalant de son humanité et de son savoir-vivre. Mais Leonor détestait les compliments, et s’ingéniait à nous faire croire que c’était elle qui nous devait quelque chose, ce qui avait le don, tous autant que nous étions, de nous émouvoir.
Après avoir escorté Anne jusqu’à son taxi, nous abandonnâmes la Giralda et ses pierres dentelées, dépassâmes la cathédrale et descendîmes paisiblement jusqu’au Guadalquivir, via la Calle Garcia de Vinuesa et la calle Antonia Diaz. Les rues étaient animées : la douceur du soir incitait les sévillans et les touristes à sortir, pour savourer cette belle nuit d’avril, pétillante et parfumée comme une danseuse andalouse.
A l’approche du fleuve, nous longeâmes les arènes de la Real Maestranza de Caballería, arènes de Séville, sur la Plaza de Toros, dont le cœur mystérieux et sanglant était protégé par d’épaisses murailles blanches. Contrairement à la plupart des arènes espagnoles bâties sur une vaste esplanade ou une place dégagée, la Maestranza était totalement insérée dans la ville, entourée de constructions, noyée dans la trame complexe des rues.
Ce n’était pas la première fois que nous passions par là. L’après-midi même, au cours de nos pérégrinations dans la ville, l’intérieur de l’édifice nous était apparu brutalement via une des portes d’accès aux gradins ouvrant sur la calle Antonio Diaz : nous nous étions demandé de quoi il s’agissait, tant l’édifice se fondait dans la ville. Je me souviens du sable des arènes, de cet ocre viril entrevu par la porte grande ouverte, de cette hallucination d’un espace quasi mystique, réservé aux initiés, qui brûlait tel un mirage derrière les hauts murs chaulés de la façade. La blancheur immaculée de celle-ci, soulignés par les pointes d'ocre et de rouge sombre qui ornaient certains éléments du décor, avait quelque chose de violent et d’intense qui cadrait bien, me sembla-t-il, avec l’univers de la corrida. L’ensemble était élégant sans être monumental, d’un aspect "typiquement sévillan", avions-nous lu dans le guide. La calle Antonio Diaz, où se trouvaient ces portes d’accès secondaire (la principale étant située plus au sud, face au Guadalquivir, une porte plus spectaculaire appelée la Puerta del Príncipe - la Porte du Prince – une sorte de grand portail de pierre fermée d'une porte rouge sang de taureau et coiffé d’un balcon à balustrade permettant d’accéder au "Balcon du Prince") était étrangement animée, et nous avions soudain réalisé qu’on était à quelques jours de la célèbre Feria de Abril, une des grandes fêtes populaires sévillane2. La fièvre qui allait s’emparer de la ville était déjà perceptible : d’augustes vieillards devisaient bruyamment sur le perron des cafés, avec la dignité de vieux patriciens qui connaissent parfaitement leur affaire. L’élégance de leur costume, dont la coupe étroite évoquait celui des toreros, leur visage buriné, aux traits virils, creusés par le soleil, leurs yeux noirs, leurs cheveux blancs inspiraient le respect aux passants, qui s’effaçaient timidement devant ces vieux aficionados bien campés sur leur jambes, qui, un verre à la main, surveillaient d’un air farouche l’accès au sanctuaire – le protégeant par leur simple présence de la cohorte des profanes. Les discussions étaient animées, de vraies discussions d’hommes, avec des silences et des éclats de voix, des réflexions alambiquées entrecoupées de plaisanteries grossières, des pronostics en tous genres, des souvenirs d’enfance - et le récit d’invraisemblables épopées. C’est ce que j’imaginai. Certains ne parlaient pas, se contentant d’être là, gardiens muets du temple, droit dans leurs bottes, fiers comme des statues. Autour d’eux papillonnaient des enfants, fidèles reproductions des adultes, endimanchés comme eux en prévision de la fête. L’effet de ces miniaturisations était charmant : la vivacité naturelle des mômes associée à l’élégance racée de leur costume donnait du caractère à leurs déplacements, une grâce surnaturelle qui frappa mon imagination. Les femmes avaient sorti leur robe à falbalas, typique de l’Andalousie, ces robes de princesse gitane dont les frous-frous audacieux exhalent la sensualité et le défi. Le dos droit, les épaules en arrière, ornées de leurs bijoux de pacotille, il ne semblait pas facile, assurément, de les conquérir : une cour assidue, dans les règles de l’art, paraissait être le minimum pour émouvoir le cœur altier de ces farouches madones. Leurs filles étaient charmantes, à courir si gracilement autour d’elles en soulevant les pans de leurs robes multicolores, pour ne pas les salir : elles semblaient mimer par leurs petits gestes le monde démesuré des grands, qu’elles ne comprenaient pas. Un peu partout, des stands de fortune chargés de chapeaux de paille, des marchands, des vendeurs à la sauvette, une vraie effervescence de ruche en prévision de la fête.
Un tel spectacle était fascinant. Il me suggérait un monde inconnu, que je ne soupçonnais pas ( tel un monde sous-marin que la surface miroitante ne permettait pas de voir ), un univers initiatique dont le sens profond et le rituel sacré m’étaient interdits parce que je n’étais pas de la famille. Par cela même, j’eus très envie de passer de l’autre côté de la barrière et de préparer avec eux la transe quasi religieuse qui, demain, les mettrait si parfaitement à l’unisson.
On ne put résister, cet après-midi là, à l’envie d’aller jeter un petit coup d’œil à l’intérieur. Après que Thomas eut parlé aux deux types qui barraient l’entrée, nous pûmes emprunter le couloir voûté d’ombre qui menait aux gradins. Nous découvrîmes alors la forme particulière des arènes de Séville, ni ronde, ni ovale, mais rappelant celle d’un cœur. Nous avions débouché sur les gradins inférieurs, les tendidos, regroupant la majorité des places assises, non couvertes. La partie supérieure, les balcons et gradas, était couverte d'un toit de tuiles et séparée du niveau inférieur par une élégante galerie à arcades reposant sur des colonnes de pierre. L’ensemble donnait une impression de grâce et de légèreté, mais le parfum du sang s’en exhalait imperceptiblement, souligné par l’ocre du sable et le rouge sombre de certains éléments du décor.
Pendant la corrida, nous expliqua Thomas, le torero doit rechercher la position idéale, le « sitio ». Le sitio, c’est la distance parfaite, celle qui déclenche la charge. Ensuite c’est une question de rythme – on parle du temple, la quête de l’instant ultime où l’homme s’accorde à la perfection à la charge du taureau : dans l’esquive du toréro, c’est toute la tauromachie qui est condensée, et qui touche au sublime… Vient alors l’heure sanglante de la faena, dernier acte de la corrida : un travail à pied à l'aide d’une muleta – le fameux leurre en tissu rouge - et d'une épée. La faena prépare le taureau à la mort : l’épée enfin se lève et porte l’estocade, sous les hourras de la foule dont fureur contenue se libère alors comme une chevelure. Celui des toreros qui tuait le taureau après l’avoir combattu à pied se voyait décerner le titre de « matador » - de l’espagnol matar : tuer. A Séville, il était alors censé sortir par le Balcon du Prince, l’équivalent de la Grande Porte dans les autres arènes, une vraie consécration pour le torero…
Nous étions restés un moment, cet après-midi-là, à imaginer la scène, impressionnés par le silence qui régnait. Un vrai silence de monstre endormi sur le point de se réveiller. Nous étions dans ses entrailles, à deux pas de son cœur assoiffé, la tête pleine d’images sanglantes et de rêves dorés, sous le soleil cuisant d’avril qui nous brûlait les yeux. Puis on était revenu sur nos pas, replongeant dans l’espace profane des rues dont l’effervescence était toujours perceptible.
Après s’être remémoré ce moment singulier que nous avions vécu, nous laissâmes les arènes et gagnâmes rapidement les quais. Ce fut l’occasion d’une halte au bord du Guadalquivir, al-wadi al-Kabir "le grand fleuve", que les romains appelaient le Bætis, du nom de la province Bétique qui correspond aujourd'hui à l'Andalousie. Dans la pénombre du soir, le fleuve prenait une teinte sombre où dansaient des reflets d’or, une teinte de fleuve magique ondulant sous les ponts. Son corps lisse comme un miroir avait l’opacité de l’ébène : à travers sa surface miroitante, aux mouvements tantôt amples tantôt furtifs, on ne distinguait rien. Il était flanqué, de chaque coté, d’élégants quais de pierre où se balançaient des palmiers : l’animal, dans cet habit taillé par l’homme pour le domestiquer et s’en approprier la beauté, respirait l’harmonie et la sérénité. Mais le terrible bras du fleuve semblait toujours pouvoir se lever, pour nous rappeler que son corps n’était pas fait pour les chaînes, et que sa puissance, à tout moment, pouvait se réveiller, effaçant d’un revers de la main les efforts minutieux de la civilisation.
Face à nous, de l’autre côté du fleuve, entre les deux ponts qui permettaient d’accéder au quartier Triana, les réverbères de la rue Bétis suspendaient leur halo dans la nuit.
Alors qu’on grillait une cigarette sur les quais, je vis soudain le type de la Plaza Santa Cruz surgir de la nuit et se diriger droit vers nous. Il marchait bizarrement, les bras plaqués le long du corps, engoncé dans son blouson comme un insecte dans sa carapace. Seules ses jambes semblaient douées de vie, non sans une certaine raideur.
« Vous n’auriez pas une cigarette ? Nous demanda-t-il.
- Vous êtes français ? Demandai-je, surpris qu’il s’adresse à nous dans notre langue, comme s’il savait qui nous étions. Il n’avait pas d’accent : c’était visiblement un compatriote. Il ne répondit pas à ma question, comme s’il ne m’avait pas entendu. Son regard était dur, voilé, vitreux, presque absent. Le visage rond sous sa casquette, les arcades saillantes, des joues de bébé. Il n’avait pas l’air dans son état normal : quelque chose de plus fort que l’ivresse, ou la came, une fêlure plus profonde, un sérieux pétage de boulon.
Je lui proposai mon tabac, qu’il accepta sans dire un mot. Il fit glisser une feuille dans ses gros doigts rugueux puis y jeta un peu de tabac qu’il roula avec application, la mine renfrognée.
« Je vois des gens, grogna-t-il en allumant sa clope. Pas vous ? Vous voyez pas des visages, derrière les gens ? Ça me fait peur. On dirait des démons. Des diables. Je les vois derrière les gens, dans leur dos, dans la lumière… Je les entends aussi… Ils disent des choses… De sales trucs… Ça me rend dingue… Vous les voyez, vous aussi ? Hein, vous les voyez ?
- Non, répondis-je timidement, je ne vois rien. Désolé… »
Je sentais bien que le bonhomme avait envie de parler, de partager son truc avec nous, mais je ne me sentais pas la force de rentrer dans son délire, dans sa folie. Ça pouvait durer des heures, et mal tourner. Il avait débité son truc d’un air maussade, le visage fermé, l’œil inexpressif. Rien de très rassurant. Je tentai de couper court à notre conversation en reprenant celle que nous avions tous les trois avant qu’il ne nous interrompe. Nous nous mîmes à causer d’un air faussement détaché qui ne trompait personne. Mais le bougre restait là, immobile, le regard dans le vide.
« Vous croyez aux anges gardiens ? reprit-il, imperturbable. Les anges ?
- Moi, j’y crois, fit Thomas en souriant, je crois aux anges gardiens.
Cet aveu me surprit. Je ne m’y attendais pas. C’était une porte ouverte, petite, toute petite, mais suffisamment amicale pour donner un peu de chaleur. Le regard qui l’accompagnait était franc comme une poignée de main. Après tout, me dis-je, on peut bien lui accorder ça, à notre étrange ami, quelques mots encourageants, dans l’épaisseur de la nuit, des mots apaisants qui disent qu’on l’a écouté, qu’on l’a vu, qu’il n’est pas comme les ombres qu’il voit dans le dos des gens, et qui lui font peur.
- Je ne sais pas si j’y crois, dis-je pour ma part, je suis un peu sceptique concernant ces choses-là… Sans doute parce que je sais qu’il y a quelque chose en moi qui voudrait y croire… Il m’est arrivé un truc étrange il y a quelques années… Je lisais un livre sur les anges gardiens qu’un ami m’avait prêté… C’était bien documenté. Ça faisait réfléchir. Or, un soir, alors que je promenais mon chien dans un jardin public, une plume d’oiseau, surgie de nulle part, s’est posée juste devant moi. L’obscurité, l’éclairage d’un réverbère, ma lecture, tout cela était étrange… Je ne suis pas loin d’y voir un signe… Enfin, voilà…»
Durant toute notre conversation avec le type, Arnaud n’avait pas décoincé un mot. Les yeux ronds sous ses lunettes, il observait notre quidam d’un air dubitatif. Il semblait chercher à comprendre d’où pouvait bien sortir cet hurluberlu : son discours halluciné n’avait pas l’air de le faire rire.
« Bon, on va peut-être y aller, dit-il à la fin. Vaut mieux pas qu’on rentre trop tard, demain on a du boulot. On y va les gars ?
- T’as raison, on ferait mieux d’y aller. Bon, alors, salut, lançai-je au type, bonne fin de soirée… et… bonne continuation.
- Salut l’ami, heureux de t’avoir connu, ajouta Thomas en lui tapant sur l’épaule.
- Je vois à travers le corps des gens… Mais pas vous… Vous n’êtes pas des démons… Vous êtes bien réels… Mais lui, là-bas, il ne m’aime pas, dit-il en désignant Arnaud… Il ne m’aime pas… Vous les voyez, vous, les visages, derrière les gens ? »
Nous nous éloignâmes lentement. La voix du pauvre bougre nous poursuivit un moment, grêleuse et théâtrale, puis s’effaça imperceptiblement, recouverte par la rumeur de la ville et le discret clapotis du fleuve.
Pour rejoindre Triana après notre halte sur les quais, nous empruntâmes le pont Isabel II, plus communément appelé Pont de Triana par les sévillans. Formé de trois arches identiques appuyées sur les berges et sur deux piles se trouvant dans le fleuve, le pont enjambait la darse3 du Guadalquivir et atteignait la rive droite à la Plaza del Altozano, à Triana. A mi parcours, nous nous accoudâmes un instant à la balustrade de pierre pour admirer le point de vue : le long de la rue Bétis, au-dessus des quais blancs ornés de bandes couleur sable, de vieux réverbères faisaient luire la façade des maisons, aux murs inégaux, colorés, où étaient suspendus d’élégants balcons en fer. La proximité du Guadalquivir lui donnait l’air d’un port suspendu dans la nuit, ce qui n’est pas si étrange, après tout, puisque le fleuve se jette dans l’océan atlantique, à des centaines de kilomètres de là, à l’ouest du détroit de Gibraltar : Séville, quoique enfoncée dans les terres, peut ainsi à bon droit revendiquer le titre de port.
Le quartier était en outre célèbre pour avoir fourni à l’Espagne d’illustres capitaines, tel Rodriguo de Triana, compagnon de Cristobal Colomb, le premier selon la légende à avoir aperçu la terre. J’imaginai un instant son cri résonnant sur le pont du bateau, éclatant tel un orage dans le cœur las de ses compagnons, faisant frémir leur peau cuivrée d’un espoir insensé et rageur. Ça avait du être beau. Des hommes d’une telle trempe existaient-ils toujours, à notre époque ? Une telle liberté, pensai-je, conquise de haute lutte au péril de sa vie, était-elle encore possible, dans notre monde quadrillé par les satellites et enivré de technologie ? Les machines dont nous nous enorgueillissions, sans doute nous asservissaient-elles plus qu’elles nous libéraient : à rechercher le confort nous avions perdu en robustesse. Nous nous étions amollis. Je pensai à tout ça, et à bien d’autres choses, et mes pensées se jetaient en gerbes désordonnées dans la bouche béante du fleuve, dont la langue de jais était continûment avalée par les énormes mâchoires de pierre du pont, juste au dessous de nous.
Nous poursuivîmes notre chemin. L’idée était de dénicher une petite place, au cœur du quartier, "pour y poser nos fesses et s’en jeter un p’tit". A l’extrémité du pont, au niveau de la pile de la rive droite, on passa devant la chapelle de la Vierge del Carmen (Capilla de la Virgen del Carmen), construite en 1928. Porte d’entrée principale de Triana, sa forme particulière lui valait le surnom de Mechero (briquet) de la part des Sévillans : son côté un peu surfait, un peu Kitsh me rappela Leonor, et plus vaguement, la Tour Lu à Nantes que nous connaissions bien. On s’arrêta un instant pour l’admirer.
« Visez l’horloge, fit Thomas en désignant le cadran qui surplombait le dôme recouvert de faïence, vous avez vu, elle n’est pas à l’heure… J’ai lu quelque part que c’est un ancien conseiller municipal, maire officieux du quartier et facteur occasionnel qui a décidé de la faire retarder de dix minutes pour pouvoir dire qu'il est "trois heures de l'après-midi à Séville et trois heures moins dix à Triana". Un certain Paco Arcas, il me semble. Une sorte d’anarchiste. Je crois qu’il vit toujours. »
On bifurqua sur les quais, rue Bétis, puis on s’enfonça dans les petites rues, juste derrière, vers le cœur historique de Triana. La nuit donnait aux lieux un air plus mystérieux encore que celui qui nous avait frappés, la veille, quand nous avions exploré le vieux quartier, juste après le déjeuner. Déjà, alors, les petites rues de Triana, ses places ombragées, ses rideaux, son éclatante blancheur nous avaient émus par leur intensité et parus moins apprêtés que le labyrinthe du quartier Santa Cruz, pourtant si beau et apaisant ( Ha ! les merveilleuses terrasses de Santa Cruz ! Le temps, sous le revigorant soleil d’avril, semblait s’être suspendu aux oliviers ! ). Loin de la splendeur des palais, l’étroitesse des rues, la blancheur éblouissante des façades chaulés que rehaussait encore l’encadrement coloré des fenêtres, les balcons à consoles ou en encorbellement, le charme ensorcelant des patios entrevus dans la perspective d’un petit hall d’entrée - indolents jardins secrets piquant le regard de leur beauté - conférait à ce quartier la beauté sauvage d’une femme de petite vertu dont le regard indolent, chargé de provocation et de mystère, vous enlève le cœur avec la nonchalance amusée d’une jeune madone. Je me souviens des couleurs rouge sang de taureau et ocre explosant de toutes part sur les façades immaculées, des petites fenêtres ornées de grille en fer forgé, des azulejos, carreaux de faïence assemblés en panneaux, placés à la base des murs, où dominait le bleu. Mais ce qui, en réalité, donnait à ces rues cette beauté désinvolte et salée, c’était l’âme de ceux qui y avaient vécus, l’histoire du quartier, les grands voyageurs, le peuple gitan, le flamenco, que nos esprits imaginatifs projetaient tel un filtre sur les pierres, les fenêtres, les pavés. Peut-être n’y avait-il ici qu’un quartier pittoresque chaudement recommandé par les guides, certes, mais dont l’âme autrefois vivante avait depuis bien longtemps déserté les lieux. Que pouvait-on voir vraiment ? Qu’importe, pensai-je. Juste ce qu’on y voit. Qu’importe ce que nous y ajoutons. Tout cela circule en nous, à travers nous, dans un va-et-vient permanent entre nous et les choses, tout cela ne nous appartient pas. Gardons le cœur ouvert : à force de ciller des yeux, on finira bien par voir quelque chose. Je méditais là-dessus, sous la voûte étoilée, alors que nous traversions la rue Rodrigo de Triana. Grisé par la lumière trouble des réverbères, je m’attendais à voir surgir l’ombre de Carmen, au coin de la rue, tournant et dansant au son des guitares, tordant son corps félin aux rythmes endiablés des palmas4, le regard ensorcelé par la voix puissante d’un cantaor, avant de s’évanouir dans les ténèbres, libre comme la nuit, prête à tout perdre et à tout prendre, en parfaite héroïne de tragédie. En croisant le regard d’une femme dînant à la table voisine, au restaurant, j’avais reconnu ce pétillement sombre qui me plait tant dans la figure de la gitane et plus généralement de la femme latine, cette féminité brune, rageuse, qui tape du pied et que par là même l’homme rêve de dompter.
« Là-bas, s’exclama Arnaud, on dirait que c’est ouvert… Il y a du monde dehors… On pourrait peut-être s’arrêter là ?
- C’est la… Bodega Vargas, dit Thomas. Ça me dit quelque chose… Je crois qu’ils en parlaient dans mon guide. C’est tenu par un trianeros pure souche… Un vieux de la vieille, qui ferme quand ça lui chante… Ça peut valoir le coup.
- Tu crois qu’on entendra du flamenco ? Demandai-je.
- Chais pas. On verra bien. »
Trois tables avaient été tirées sur la rue. L’une d’entre elles était libre : nous nous y installâmes, sous le regard méfiant du patron qui ne nous remettait pas. Nous eûmes l’impression de ne pas être tout à fait à notre place, mais le train-train habituel de la Bodega reprit vite le dessus : la voix du patron, un certain José, tonna à nouveau dans la rue, puissante et enjouée, escortée d’éclats de voix, de rires tapageurs et de claquements de main. Thomas en profita pour filer aux toilettes. Arnaud décida que c’était mon tour d’aller commander. À voir ma tête, il était plié : mon espagnol était déplorable, pour ne pas dire nul. Il savait que ça n’allait pas être de la tarte, pour moi, d’accomplir une action aussi simple et se délectait par avance de ma déconfiture. Vexé, je me levai sans attendre et m’approchai bravement du comptoir, l’air faussement décontracté. Une partie de celui-ci ouvrait directement sur la rue, le reste filant en angle droit à l’intérieur du bar. La porte était grande ouverte, laissant voir à l’intérieur une longue pièce fortement éclairée où, face aux étagères du bar chargées de bouteilles et flanquées de larges miroirs, s’enfilaient une rangée de tables et de chaises au style très ordinaire. Des habitués y étaient installés, hommes et femmes de tous ages accompagnés d’enfants au teint hâlé, l’ensemble évoquant plus une réunion de famille qu’une clientèle de passage. Des guitares étaient posées contre le mur : mon cœur se mit à battre quand je les aperçus, comme si j’allais bientôt assister à un événement impromptu où la musique aurait sa part, déchaînant de ses accords magiques les forces occultes qu’on sentait remuer ici, partout, venues du fond de la terre. Je repensai soudain à mon pays, aux pardons, en Bretagne, à ces processions inouïes autour des sanctuaires de pierre, dans la ferveur et l’unanimité, au moment où le biniou accompagne le chant puissant des fidèles, sous les bannières brodées dont les couleurs soyeuses et mordorées flottent dans le vent comme des notes de musique dans un ciel d’été. Je me revis minot, porté par la joie toute païenne d’être dehors, à l’air libre, étourdi par cette atmosphère musicale et sacrée qui m’enivrait comme un bon vin et faisait des bonds dans mon cœur de gamin rêveur et distrait.
A la Bodega Varsa, rue Rodrigo de Triana, les hommes n’avaient pas la tête des paysans bretons de mon enfance, mais leur visage avait quelque chose d’aussi typé, d’aussi dur, comme si le pays dans lequel ils vivaient, avec ses pierres, ses arbres, ses histoires, en avaient sculpté les traits anguleux à grands coups de ciseaux rageurs. C’était une galerie de tronches inoubliables : hommes au nez fort, au teint glabre où à la barbe dru, aux longs cheveux bruns tirés en queue de cheval, hommes tout de noir vêtus, longilignes ou trapus, le dos toujours légèrement cambré, serrés dans leur petit gilet « à l’espagnol », le menton relevé, le regard fier et le sourire éclatant. Les femmes elles aussi avaient quelque chose de rude dans les yeux : une joie rugueuse animait leur visage brûlé par le soleil, plissait les rides de leur peau brune. La plupart n’étaient pas maquillées ; leur épaisse chevelure tombait en mèches rebelles sur leurs épaules découvertes et leurs voix grêleuses, populaires, déchiraient la nuit comme des poignards volants. De belles filles au corps svelte et musclé ; des femmes plus âgées, au visage buriné ; une vieille emmitouflée dans un grand châle noir, à la peau grise et parcheminée, vieille prêtresse aux yeux plissés assise sur une chaise au fond de la pièce. Quelques mômes gravitaient autour des adultes, malgré l’heure avancée, des gamins aux cheveux noirs, au regard étincelant, allant pieds nus comme certaines des femmes, volant de ci de là comme des oiseaux de nuit.
Au dessus du comptoir ouvrant sur la rue, une large ouverture rectangulaire avait été creusée dans le mur chaulé, par lequel le fameux José prenait les commandes et apostrophait les clients. Deux hommes se tenaient debout, un verre à la main.
« Ola, me lança José tout en essuyant un verre.
- Ola. Tres caña, por favor, signor.
- Caña ? Esta seguro ?
- Heu… Tres cerveza ?
- Cerveza ? Si. »
Il ne comprenait pas bien ce que je voulais. C’était visiblement un problème de quantité, une différence quelconque, du genre de celle qui distingue chez nous le demi, la pinte et le ballon de bière. A l’imitation de Thomas, j’avais préféré le terme caña ( demi ) à celui plus commun de cerveza. Mais à vouloir jouer l’initié, j’étais tombé sur un os : c’est une affaire grave, en effet, quelle que soit la langue, que de nommer avec précision les choses de tous les jours. C’est une question d’identité. José allait et venait du bar au comptoir, me mettant sous le nez des verres de tailles inégales, pour s’assurer de la quantité que je désirais réellement : incapable de comprendre un traître mot de ce qu’il disait, je finis par désigner le verre correspondant au demi français, et le patron hilare s’empressa de tirer trois bières qu’il posa rudement sur le comptoir. Arnaud m’avait rejoint. L’incident mit tout le monde de bonne humeur : une discussion animée sur les différentes manières de désigner la bière à Séville s’engagea entre les clients et le patron, une passionnante digression sur la langue dont nous comprenions l’essentiel grâce aux gestes explicites de nos compagnons, qui riaient bruyamment et nous tapaient sur l’épaule pour accentuer leur propos. Thomas arriva enfin, intrigué par tout ce bruit.
« Amigo mio, lui expliquai-je non sans fierté, nous discutons bières avec ces messieurs. De graves questions de langue ont été abordées. Tu peux traduire ? Ça a l’air intéressant mais on ne comprend pas tout, Arnaud et moi… »
Thomas posa quelques questions au patron, qui s’empressa de le mettre au parfum, visiblement de bonne humeur. Notre ami nous observait du coin de l’œil, un grand sourire aux lèvres. Enfin, il se tourna vers nous et traduisit ce que José lui avait dit, sous les hochements de tête entendus des deux clients avec lesquels nous avions causés.
« En fait, le vocabulaire est un peu différent ici, à Séville, expliqua-t-il. On ne dit pas caña pour un demi, mais una tanque, apparemment. Littéralement : un réservoir, une citerne. Caña, c’est plutôt utilisé à Madrid, à Barcelone, enfin ailleurs, quoi… Désolé, c’est de ma faute, je vous ai induit en erreur… »
Il y eut encore d’autres développements, mais je ne m’en souviens plus. Tout cela est loin, déjà, grignoté, rongé, dissous par l’oubli.
« Tiens, voilà el Señor, tonna José. Alors, vieux loup, qu’est-ce que je te sers ?
- Tanque, por favor, José, répondit l’homme qui s’approchait.
- T’étais passé où, mon beau, le flatta la femme de José, une petite brune au visage sec, aux yeux brillants, dont le corps fin contrastait avec celui du colossal José.
- Des affaires à régler, répondit-il sèchement. Bon, on cause ou on boit ? J’ai soif, moi… »
L’homme répondant au surnom d’El Señor était un tandrajoso, un loqueteux, un errabundo5 traînant à Triana ses guêtres usées jusqu’à la corde. Son visage longiligne, ses joues creusées par la faim, sa fine barbiche grise et son chapeau de paille lui donnait un air étrange, presque distingué, qui évoquait la figure de l’homme de la Mancha, l’improbable Don Quichotte. Il paraissait avoir une cinquantaine d’année ; les yeux cernés mais pétillants de malice ; une chemise blanche en lin, très sale, serrée dans un gilet noir orné de fausses pierres, d’où sortait une égayante lavallière ; un pantalon gris, très large, retenu par une ceinture défraîchie ; des chaussures brunes passablement défoncées, au bout desquelles pointaient un gros orteil et un morceau de chaussette.
« C’est un type qui vient d’arriver dans le quartier, nous apprit un client auquel Thomas posa quelques questions. Un homme étrange, à vrai dire… Qui apparaît et disparaît quand ça lui chante… On ne sait pas trop ce qu’il fait… Il prétend vivre de la manche… Mais tout le monde pense qu’il trempe dans de sales coups, pour arrondir ses fins de mois… Il assure être né ici, à Triana. Les gens pensent que c’est vrai parce qu’il connait l’histoire du quartier comme sa poche… Mais personne ne le connaît, en fait. On dit qu’il est très cultivé, qu’il a perdu sa femme alors qu’il n’était encore qu’un jeune homme… Depuis il vit comme ça, dans la rue… Les gens le surnomment El Señor, le seigneur, rapport à la richesse de son vocabulaire et à son phrasé précieux… En réalité, il s’appelle Juan ou Juanito. Tiens, vous qui êtes français… Il dit qu’il a vécu en France il y a quelques années, avant de venir s’installer à Séville. Vous pouvez toujours lui demander. Mais gare à vous, il n’est pas toujours de bon poil. Gare surtout à son cuchillo6, dont il joue à merveille à ce qu’on dit, quand les choses tournent mal.
- Juanito, en anglais, se risqua Arnaud quand Thomas nous eut rapporté ce que lui avait dit le type, ça donne John. Quand je vous disais que tout ramène aux Beatles.
- Lui reste plus qu’à enterrer Paul, alors, si j’ai bien compris, plaisantai-je…S’il le trouve. »
Je ne me doutais pas en prononçant ces mots ô combien ils étaient lourds de ce qui allait arriver. Grotesquement prémonitoires. Comment pouvais-je imaginer que de telles plaisanteries eussent une si grande dignité, qu’ils puissent être choisis par le Destin pour nous faire voir après coup l’empreinte de ses griffes, la rigueur implacable de son Plan, auquel nul ne peut échapper ?
- Pourquoi on ne lui demanderait pas de tourner pour nous ? Proposa Arnaud. Il a une vraie gueule d’acteur, ce mec… Et sa dégaine, n’en parlons pas, une vraie merveille… On pourrait lui trouver un petit rôle… On demanderait à José, aussi… Hé ! Pourquoi pas ?
- Ouais, on pourrait contacter Pamela Anderson, aussi ? Lançai-je. Tu sais, la nana d’Alerte à Malibu, avec son maillot rouge… Elle est peut-être libre ? »
C’était une allusion à une conversation qui nous avait fait beaucoup rire, à l’aller. Pour passer le temps, Arnaud nous avait proposé un jeu : après avoir choisi mentalement une personnalité plus ou moins connue, nous répondions à tour de rôle aux questions des autres censés deviner son identité. Après quelques tours de chauffe, le nom de Pamela Anderson me traversa l’esprit. Arnaud, dont c’était le tour de m’interroger, multiplia les questions, restreignit considérablement le champ des réponses possibles et sembla même toucher au but, quand à notre grande surprise, il renonça.
« Non, je suis nul pour ces trucs. Je connais rien à la télé, aux séries américaines. Je n’y arriverai jamais. Alors, c’est qui ?
- Pamela Anderson.
- C’est qui, ça ?
- Quoi, tu connais pas Pamela Anderson ? Tu plaisantes ? La bimbo d’Alerte à Malibu ?
- Connais pas.
- Merde, Thomas, on a trouvé le seul mec sur terre qui ne connaisse pas Pamela Anderson… »
On était plié. Arnaud fronçait les sourcils, l’air résigné. Notre sauveteuse aux gros seins ne semblait pas l’émoustiller plus que ça. Tant pis. N’empêche, on avait bien rigolé.
Juste derrière nous, Juanito trempait ses lèvres dans son verre avec une lenteur quasi religieuse. Régulièrement, il jetait un coup d’œil à droite et à gauche : cherchait-il quelqu’un, ou quelque chose ? Il paraissait nerveux.
« T’aurais pas vu Spectre ? demanda-t-il à José.
- Non. Ça fait un bail. Toujours aussi toqué, le garçon ?
- Il a fichu le camp, cet après-midi, pffuit, volatilisé… Il va encore s’attirer des ennuis, le con… Y commence sérieusement à me taper sur les nerfs. Un de ces jours, je vais le planter là, il aura plus qu’à se démerder tout seul… Merde, juste le jour où j’ai besoin de lui…
- Y doit pas être loin, va. Tu le retrouveras.
- Ouais, ouais, j’y compte bien. »
Il se tourna vers nous et accrocha le regard de Thomas. Celui-ci en profita pour lui dire quelques mots. Une conversation s’engagea entre eux, au cours de laquelle l’homme au chapeau sortit d’un sac qu’il traînait avec lui un costume tout chiffonné qui avait du appartenir, il y a bien longtemps, à un torero : mêmes couleurs chatoyantes, bleue et rose, mêmes broderies dorées, quoique passablement élimés, grisés par les années et la pluie. Il l’agita sous les yeux de notre ami, fit de grands gestes, mima une esquive. Quelques instants plus tard, à un mot que prononça Thomas, il se figea brutalement et tendit l’oreille, visiblement intéressé par ce qu’il disait. Il posa alors une foule de questions, puis, brusquement, mit fin à la conversation en se retournant le plus naturellement du monde. Thomas nous traduisit après coup ce qu’ils s’étaient dit, comme il en avait pris l’habitude.
« Il cherche un type qui s’appelle Spectre, nous dit-il, un paumé qu’il a pris sous son aile depuis quelques mois… Je crois que c’est le type qu’on a rencontré tout à l’heure, sur les quais… Il correspond à la description. Je lui ai dit qu’on l’avait vu. Marrant, non ?
Alors que nous causions, Juanito salua d’un geste le patron de la Bodega, puis s’éloigna à longues enjambées en direction du pont de Triana.
- Drôle de type, lança Arnaud. Qu’est-ce qu’il peut bien faire avec l’autre type ? Ça sent l’association de malfaiteurs, leur truc… Ou la confrérie des cinglés.
- Peut-être est-ce un homme au cœur d’or, plaisantai-je, un clochard céleste, un saint. Il aide son prochain, et son prochain est un parfait allumé, c’est tout.
- Quand je pense que Dieu qui entend tout, s’exclama Arnaud en joignant les mains et levant les yeux au ciel, est obligé d’entendre ça ! Miséricorde !
- Un vrai curé de paroisse, m’esclaffai-je. D’où tu sors ça ?
- Un copain m’a sorti ça un jour, ça m’a fait rire. Mais il faut savoir la placer. Choisir le bon moment, le ton qui convient. Sinon ça tombe à plat.
- Certes. Au fait Thomas, c’était quoi le truc qu’il avait dans son sac ?
- Ha oui, c’est vrai… Il prétend être le fils d’un célèbre torero, Manolete... Ce serait un de ces costumes. C’est dur à croire, Manolete, c’est vraiment une figure de la tauromachie… Un type révolutionnaire, qui a créé un nouveau style, plus esthétique, et qui l’a payé de sa vie. Une légende, quoi… Donc, c’est peu probable que… Et puis le costume qu’il m’a montré n’a pas l’air de première qualité… Enfin, bon, c’est peut-être son délire à lui, après tout, ça ne me dérange pas…
- Bon, on en reprend une autre ?
- Bonne idée… »
On resta un long moment à discuter devant la Bodega, heureux d’être là, à goûter la douceur de cette belle nuit d’avril, à des centaines de kilomètres de chez nous. La voix de José continuait de tonner, joyeuse, éclatante. On était bien, chez lui, marins de fortune sur notre îlot de lumière, notre île flottante encerclée par la nuit, et le temps aurait pu s’arrêter, nous ne nous en serions pas aperçus.
Avant de quitter le quartier pour rejoindre l’appartement de Leonor, Thomas insista pour faire un dernier tour : avec un peu de chance, nous tomberions sur un bar où l’on pourrait entendre du flamenco.
« Il y des cours de flamenco dans le quartier, nous apprit-il. Un peu plus haut, je crois. La journée, la porte est souvent ouverte, on peut sûrement entrer pour jeter un coup d’œil. Il faudra qu’on repasse par ici, qu’on se renseigne. »
Après quelques minutes de marche, on déboucha dans les faubourgs. C’était beaucoup moins pittoresque. De grandes avenues flanquées d’immeubles, un univers bétonné, bardé de panneaux et d’enseignes, si caractéristique des grandes villes. Où tout se ressemble, où l’on se sent nulle part et partout à la fois. Seul détail remarquable : l’entrée d’un des fameux corrales de vecinos, dont nous avait déjà parlé Thomas. Des immeubles collectifs assez typiques de la ville, organisés autour d'un vaste patio intérieur, sur lequel s'ouvraient plusieurs appartements. Très en vogue parmi les classes sociales les plus défavorisées aux siècles passés, les corrales tendaient à disparaître de nos jours : on s’arrêta un instant, conscient de la dimension historique du bâtiment, de sa précarité. Face aux lois du marché, à l’accroissement monstrueux des villes, le passé ne valait rien : des mondes entiers disparaissaient ainsi, chaque jour, avec leur beauté singulière et leur mémoire, sous le regard indifférent des promoteurs.
Alors que nous traversions un jardin coincé entre deux immeubles, nous entendîmes résonner une voix d’homme, quelque part, répercutée par les épais blocs de béton. Quelqu’un chantait, là-bas, dans la nuit. J’imaginai les gens autour de lui, les guitares, tout un peuple nocturne embarqué pour la fête, tournant et dansant jusqu’au bout de la nuit.
« Vous entendez, m’écriai-je, il y a de la musique par là-bas ! Allons-y, il se passe peut-être quelque chose… Faut pas manquer ça !
- Ok, allons-y… »
Nous contournâmes l’immeuble par le côté : une large avenue, où passaient en vrombissant quelques voitures attardées, courait le long du bâtiment. La façade écaillée de l’immeuble était creusée à la base, ménageant un espace couvert, soutenu par des piliers, qui pouvait servir d’abri aux résidents ainsi qu’aux gens de passage. Au fond de cette voûte oblongue, s’étirant tout le long, se trouvaient les larges portes permettant d’accéder aux logements. On remarqua vite, dans cette bouche d’ombre creusée dans le béton, de lumineux îlots où fourmillait la vie - trois minuscules débits de boissons aux enseignes grésillantes qui s’enfilaient à intervalle régulière le long du bâtiment. Ils offraient tous les trois à peu près le même aspect. Comme à la Bodega, une partie du comptoir donnait directement sur l’extérieur ; une ouverture rectangulaire avait été grossièrement creusée dans le béton, espace lumineux où, telles des ombres chinoises, s’affairaient d’obscurs tenanciers soucieux de faire tourner la boutique. La porte était grande ouverte, laissant passer la lumière. Des tables en plastique, posées juste devant, faisaient office de terrasse. C’est ce qui pouvait se faire de plus simple en la matière, mais le nombre d’établissements, trois à la suite pour un seul immeuble, offrant les mêmes services à quelque chose près, avait de quoi étonner. Quoiqu’il en soit, une telle abondance ne nous déplut pas, au contraire : ces lumières improbables mordant sur la nuit nous suggéraient une intense activité, perpétuellement entretenue, un espace d’échange où il serait bon de s’immiscer. Et puis il y avait cette voix, cette musique que nous avions entendue. On voulait savoir d’où ça venait. On glissa donc sous la voûte, à la recherche de notre chanteur mystère, excités à l’idée de le trouver, peut-être, dans une de ces tabernas. On inspecta la première, puis la deuxième, mais rien, pas un cantaor, pas un musicien. La dernière, à l’autre bout, concentra alors tous nos espoirs. Là encore, hélas, nos recherches s’avérèrent infructueuses : le bistrot recevait sa clientèle habituelle. La soirée n’était pas particulièrement animée. On s’accouda sur une table haute adossée à l’un des piliers, juste en face du bar : notre longue marche nous avait fatigués.
« On prend un dernier verre, avant de rentrer ? Proposai-je.
- D’accord. Ça fera du bien de se poser.
- Notre chanteur s’est volatilisé, soulignai-je en tournant la tête vers le bar, pour m’assurer une dernière fois que nous avions bien regardé.
- Y a peut-être eu quelque chose tout-à-l’heure… Faut croire qu’ils ont tous fichu le camp d’un seul coup…
- C’est nous qui avons rêvé, les mecs : ce qu’il nous faut je crois c’est une bonne nuit de sommeil… Demain on y verra plus clair. »
Le patron nous servit trois cañas, que nous bûmes à petites gorgées en causant de tout et de rien. De temps à autre, notre petit cercle se réfugiait dans le silence, le regard perdu dans le vide, pensant à autre chose. A près d’une heure du matin, il faisait encore chaud. Des voitures au capot étincelant traversaient le boulevard en vrombissant ; des enfants à demi nus traînaient encore le long de l’immeuble : Séville ne voulait pas dormir, Séville jouait les reines de la nuit.
Alors que nous nous apprêtions à partir, un type assez petit, brun de peau et de cheveux, s’avança vers le comptoir, la main chargée d’un bouquet. A sa démarche chancelante, sa chevelure grasse et ébouriffée, ses dents ruinées et sa veste froissée, on devinait le drogadicto, le camé, le marginado intégral titubant dans les rues depuis le début de la nuit, depuis des jours, depuis des années. Il avait l’air sérieusement allumé. Ses traits secs et anguleux étaient ceux d’un gitano7 : ses cheveux couleur plumes de corbeau, ses yeux sombres et étincelants, sa peau brune, ne laissaient aucun doute. Ce type là était de la famille, un fils de Ram, appartenant au Romani Cel8, un bohémien : sa déchéance suggérait vaguement le sort de son peuple, chassé de Triana pour être enfermé dans de vastes immeubles gris, d’obscures cages à lapins où la vitalité tzigane avait perdu de son sel et de sa liberté. Ainsi cloisonnés, privés de leur terre, de leur sang, certains d’entre eux avaient cherché dans la came le chemin du retour : à défaut de redevenir de flamboyants voyageurs, comme leurs ancêtres indiens, ils étaient devenus des errabundos, des paumés, exhibant leur misère dans les rues de Séville, trébuchant dans la nuit.
L’homme s’adressa à nous : sa voix semblait sur le point de se casser, hasardeuse, fébrile, tirant vers les aigus, éraillée par l’excès d’alcool et de cigarettes. Le patron ne broncha pas. Ce pas de danse improbable, sur le perron de son bar, ne l’inquiétait pas : il faisait partie du décor. Retrouvant son équilibre, le romano nous interpella, agitant sous nos yeux le pauvre bouquet qu’il serrait dans sa main : des branches de romarin, dont l’odeur camphrée nous titilla les narines. Malmenées par leur propriétaire, elles n’avaient pas fière allure : leurs feuilles autrefois luisantes étaient grisées, leur tige brune ne s’élançait plus avec la même vigueur rectiligne, tordue ou cassée lors du trajet ; l’ensemble semblait avoir été écrasé. Thomas se mit à causer avec lui en espagnol. Arnaud et moi écoutions, intrigués. L’épaule droite dangereusement penchée vers le sol, l’égyptien répondait chaotiquement, agitant son romarin pour accentuer ses propos.
Thomas fit un geste en direction du type, puis se retira d’un pas, souriant à demi. Alors, notre gitan défoncé se mit à chanter. Il se figea, se redressa et fit sortir de sa gorge une voix puissante qui nous cloua sur place. C’était un chant espagnol, sans doute flamenco, un de ces cante jondo – chants profonds – dont toute la force réside dans la voix seule, dans ce souffle issu du ventre qui fait vibrer si puissamment le cœur. Il planta son regard dans celui de Thomas, dans ses yeux clairs qui ne cillaient pas. Je me demandai ce qu’il pouvait bien voir. Qu’y avait-il dans ce regard plongé en lui, quelle lumière, quel monde enfoui, quel trésor de l’âme évoqué par une voix sans âge, puissante et brisée à la fois ?
Virgen milagrosa, virgen del rocío
La de los ojos mas hermosos de mi españa
Que es el país mío.…
L’homme, si raide et déglingué il y a à peine quelques secondes, parut un instant tenir le monde dans le creux de sa main, l’enrouler dans sa voix profonde, surgie comme un souffle du centre de la terre. Son chant nous enveloppait puissamment, mais lui, le fils du vent, il n’était plus là. Il était ailleurs, à mille lieux de nous et pourtant si proche par son corps crucifié - là-bas, dans les régions célestes où dansent les anges et bat le cœur lumineux du monde. Son récital ne dura que quelques minutes : mais dans nos cœurs étourdis, elles eurent un goût d’éternité. Un court instant, le temps se figea : sous cette voûte profane dont la laideur n’était plus perceptible, nos âmes entrouvertes se réchauffèrent au feu de ce canta jondo qui creusait la nuit insondable au dessus de nous, en nous, partout.
La de la mirada, dulcemente triste
La mas bonita, la mas guapa, la mas bella
Que en el mundo existe…
Par moments, l’homme fermait les yeux, penchait légèrement la tête en arrière comme pour se ressourcer, se reconnecter. On eut dit un médium pratiquant une sorcellerie évocatoire, prêtant sa voix à l’autre monde. Mais aussi bien un possédé, auquel un pouvoir démoniaque a prêté une vie nouvelle et singulièrement multipliée. Quand il revenait à lui, il plongeait à nouveau son regard dans celui de Thomas qui ne le quittait pas des yeux. Il pouvait avoir trente ans, peut-être plus : ses dents jaunes, ses cheveux poisseux, mal taillés, son visage marqué, creusé par les rides suggérait une vie dure, tissée d’obscurité, du genre qui vous rentre dedans et vous marque au fer rouge, cette vie d’homme dissous qui s’inscrit sournoisement sur le visage, dessinant peu à peu cet air livide et sans âge, ce regard de noyé qui n’en finit plus de sombrer.
La que un día bajo del cielo y se quedo en mi tierra
Y un milagro ha sido,
Porque andalucía es la rosa, que escogió la hermosa
Virgen del rocío9.
Le gitano insista un instant sur la dernière note, puis se tut. Ses épaules se relâchèrent, un voile gris recouvrit ses yeux : c’était fini. A un mot qu’il prononça, Thomas sortit son porte-monnaie et lui donna quelques pièces.
« Il s’appelle Paolo, nous dit-il. Il vend son romarin.»
On lui acheta un peu de romarin, nous aussi. Nous étions encore un peu sonnés. Le type, qui peinait à nouveau à tenir debout, se mit subitement à me dévisager, comme s’il prenait conscience de ma présence. Enfin, il me montra du doigt, hilare, marmonnant dans ma direction quelques mots que je ne pus comprendre.
« Il trouve que tu ressembles à Robin des Bois, m’expliqua Thomas. Ça doit être la barbiche… C’est pas faux, il y a quelque chose... Quelque chose d’Errol Flynn, en fait… En tout cas, ça a l’air de le faire marrer… »
Notre vendeur de romarin m’adressa un sourire entendu, découvrant ses dents jaunes et gâtées. Je lui rendis son sourire. Alors, la messe étant dite et ses affaires faites, il s’éloigna en titubant le long de l’immeuble. A l’angle, il s’évanouit hors de notre vue, absorbé par la ville.
« Etrange, murmurai-je. Ce chant qu’il a sorti d’un coup… C’était si profond, ça venait de si loin… C’est toi, Thomas qui lui a demandé de chanter ?
- Il vendait son romarin. Je lui ai demandé s’il pouvait nous chanter quelque chose… Je crois que c’est lui qu’on a entendu tout à l’heure…
- Il ne te quittait pas des yeux… Ça devait être impressionnant… Qu’est-ce que tu as ressenti quand il te regardait ? Qu’est-ce que tu as vu dans ses yeux ?
- Il ne me regardait pas vraiment, en fait. Son regard était plutôt vitreux… C’est un camé, je pense, ou quelque chose dans le genre…Il était ailleurs… Mais sa voix m’a saisi…
- Qu’est-ce qu’il chantait ? De quoi ça parlait ?
- De la vierge du Rosaire… Virgen del rocio… Une sorte de prière… Ça dit aussi que l’Andalousie est une rose… Et que la vierge y a élu domicile…
- En tout cas, on a bien fait de venir, conclut Arnaud. On aurait eu tort de manquer ça. Et puis le romarin, ça porte bonheur, non ? Au fait, vous avez remarqué ? Il s’appelle Paolo… Paul. Quand je vous disais que tout est lié… »
On fuma une dernière cigarette avant de partir. La voix du gitano continuait de résonner en nous. On l’évoqua à nouveau sur le chemin de retour. Thomas suggéra que nous avions eu là un bon exemple de ce que pouvait être le duende. Le duende, c’était un mot espagnol dont avions beaucoup parlé, à l’aller, un des ces mots noueux dont chaque culture s’enorgueillit et qu’il est souvent malaisé de définir. Dans le dictionnaire de la langue espagnole, que nous avions consulté, le duende avait deux significations. Premièrement, et conformément à l’étymologie du mot, qui dérivait de « dueño de la casa » (maître de la maison), le duende était un esprit qui, d’après la tradition populaire, habitait certaines maisons en y causant quelques dérangements. Une sorte d’esprit follet, de démon ou de lutin qui parcourait et intervenait dans l’intimité des foyers. Le deuxième sens du mot, celui qui nous intéressait le plus, était enraciné dans la région andalouse et la culture du flamenco. Il désignait alors littéralement « un charme mystérieux et indicible. » C’était un esprit, un démon, un ange qui opérait sur le corps des danseuses, dans le gosier des cantaores, ou la cape du torero – un ange qui venait ou ne venait pas. Le duende apparaissait lorsque l’émotion était à son comble, dans ce moment de communion totale qui réunissait le soliste et le public, il était dans l’atmosphère : démon furieux et dévorant, frère des vents chargés de sable10.
Assurément, notre vendeur de romarin avait chanté avec duende. Il s’était inscrit entre deux grandes lignes, l’arc-en-ciel à l’extérieur, et le zig-zag qui serpente dans l’âme11. Il avait eu ce charme indicible, qui vient ou ne vient pas, cette émotion du visible et de l’invisible : sa voix ne jouait plus, sa voix, à force de douleur et de sincérité, lançait un jet de sang.12 Et c’est après l’avoir entrevu puis perdu que la providence nous en fit grâce.
Tout en marchant, nous causions de tout cela. Une image me revint en mémoire. Quelques semaines avant notre départ, nous avions vu un film qui m’avait ébloui, l’histoire de Caco13, propriétaire d’une boîte de strip-tease dans une petite ville andalouse, gitan accablé par la mort de sa fille Pepa, quelques années auparavant, et qu’une dette de sang contractée par son frère envers une famille rivale ( il a tué l’un des leurs ) conduira tragiquement à la mort, sur fond de soirées endiablées et de flamenco. Une des scènes du film nous avait laissé perplexe : on y voyait quatre hommes sur une place ensoleillée, au sommet d’une colline. C’était les hommes de main de Caco, quatre types chevelus aux gueules inoubliables, comme on en voit dans les films de mafia ou les westerns spaghettis. Dans la scène en question, un des quatre durs à cuire se fige subitement, comme s’il avait entendu quelque chose. Il s’approche d’un grand olivier dont les feuilles argentées frissonnent au vent, écarte les premières branches puis glisse sa tête dans l’arbre. Son visage s’éclaire : il sourit. Il appelle ses camarades, qui s’empressent de le rejoindre. S’ensuit alors une scène assez comique où les quatre hommes écoutent l’olivier avec attention, en fermant les yeux. Ecoutez, dit l’homme, un petit trapu à la barbe épaisse et au nez fort, écoutez !... Cet arbre a du duende ! C’était la première fois que nous entendions parler du duende : il y avait là quelque chose de mystérieux que nous ne comprenions pas, et qui nous attira. Ce que nous perçûmes confusément, c’est que le duende était une vibration particulière, rare, qui pouvait s’ajouter aux choses et faire naître une émotion. Dès le début, ce terme nous apparut dans tout son mystère, son intraduisibilité, comme enraciné dans la culture gitane et flamenco, ayant partie liée avec la musique, la magie. Chanter, vivre avec duende, c’était sans doute être touché par la grâce, à quelque chose près. Avec cette pointe de mélancolie et de douleur, qu’on trouve dans tous les cante jondo du monde, cette pauvreté sublime de celui qui n’a plus que sa souffrance, telle qu’on l’entend dans le blues, la gwerz bretonne, le théâtre nô, le fado, etc. Paolo avait chanté avec duende. Il avait puisé profond en lui, dans la misère de son existence : le vendeur de romarin, aussi obsédé fut-il de prendre quelques euros à des touristes de passage, s’était laissé emporter par le tourbillon de sa propre voix, où sa douleur soudain ne trichait plus : son chant désolé nous avait touché parce qu’il semblait porter quelque chose de plus grand que lui, quelque chose d’immense et de consolant qui n’appartenait à personne, mais qui eut le don de nous réunir, l’espace d’un instant.
On traversa à nouveau le pont de Triana, puis on longea le Guadalquivir en direction de la Plaza de España. Nous avions hâte de rentrer : il était plus de deux heures du matin, et la journée à venir s’annonçait bien remplie. Au bout d’une centaine de mètres, je mis la main dans ma poche : la branche de romarin que j’avais acheté à Paolo n’y était pas, contrairement à ce que je croyais. Je fouillai consciencieusement mes autres poches, en vain. J’avais du l’oublier sur la table.
« Hé, les gars ! Je ne retrouve pas mon romarin… Je crois que je l’ai laissé sur la table, là-bas, dans le bar…
- Et alors ? Fit Arnaud. C’est pas grave. Tu ne vas pas faire ton sentimental : ce n’est que du romarin, après tout.
- J’y tiens. C’est un souvenir. Allez-y toujours, je vais aller le rechercher. En courant, je n’en ai pas pour longtemps…
- Si tu veux, je te donne le mien, proposa Arnaud.
- Non merci, c’est gentil mais c’est le mien que je veux. Je sais que c’est bête, mais bon…
- On va marcher lentement, dit Thomas, tu nous rattraperas…
- Ok, à tout à l’heure… »
Je m’éloignai à grandes enjambées, laissant mes deux camarades derrière moi. La nuit était encore agréable : ma course le long des quais, sous les palmiers verts, me procura un sentiment d’ivresse, d’euphorie. Je pris conscience de mon corps, de ma respiration : je me sentis vivant, grisé par cette ville inconnue, dont la nuit rehaussait encore la beauté. J’accélérai ma course. Le décor défilait à toute vitesse devant mes yeux : seul le fleuve semblait impassible, indifférent à mes gesticulations de fourmi. Je voulus courir avec lui, me caler sur son rythme : un instant, je me sentis porté par sa voix ample, traversé par son corps liquide, son cœur vert, phosphorescent, qu’un désir secret toujours renouvelait et jetait vers la mer, à des centaines de kilomètres de là. Il était bien là, mon fleuve, celui dont j’avais rêvé à l’aller. Je le voyais enfin, dans l’ivresse de cette course folle à travers la ville, à la recherche d’une branche de romarin. Je filai à travers Séville : Pont Isabel II, Mechero, Triana, rue Bétis, ruelles enténébrées, avenues, immeubles, lampadaires, toute la fantasmagorie de la ville projetée comme une ombre devant moi, née de l’impulsion de mes pas. L’immeuble au pied duquel nous avions pris notre dernier verre apparut enfin. Je ralentis ma course jusqu’à retrouver le rythme normal de la marche, puis me dirigeai vers le débit de boisson où nous avions écouté Paolo. Je ne trouvai rien sur la table haute, mais en inspectant bien en dessous je finis par trouver ma pauvre petite branche de romarin, coincée contre le pilier. Soulagé, je la mis dans ma poche et m’élançai à nouveau dans les rues, reprenant à rebours le chemin que je venais de parcourir. Il eut été plus court de changer d’itinéraire et d’emprunter le pont de San Telmo pour rejoindre les autres, mais je voulus passer à nouveau par les petites rues du quartier historique et saluer une dernière fois le mechero, avec son horloge décalée.
Juste avant d’accéder à la rue Rodrigo de Triana, au loin, sur une petite place mal éclairée, j’eus la surprise de croiser le visage anguleux d’El Señor. Il n’était pas seul : l’africain était avec lui - son étrange ami Spectre, celui-là même à qui, par le plus grand des hasards, nous avions offert un peu de tabac quelques heures plus tôt. Il l’a donc retrouvé, pensai-je. La discussion était animée : Juanito faisait les cent pas devant son compagnon étrangement muet, grognant dans sa direction. Par moments, il se figeait nerveusement, levait les mains au ciel puis rajustait son chapeau, l’air excédé. Spectre avait l’air de passer un sale quart d’heure. Le motif de leur dispute, j’étais bien incapable de l’imaginer : tout ce que je savais, c’est que la scène avait quelque chose d’inquiétant. J’étais assez loin d’eux : je bifurquai vers la rue Pagés del Corro, abandonnant les deux marginados à leur théâtre nocturne, incertain, leur nuit interlope où la folie, à tout moment, pouvait s’inviter. Je fis une centaine de mètres puis tournai à l’angle de la calle Victoria pour rejoindre la rue Rodrigo de Triana. Les tabernas ayant fermées, il y régnait un silence anormal, à peine troublé par le bruit de mes pas, le passage d’un chat ou le bourdonnement étouffé des réverbères.
Les gradins des arènes espagnoles sont divisés en trois catégories : « Sol » (« Soleil »), exposées au soleil durant toute la corrida, « Sol y sombra » (« Soleil et ombre »), exposées au soleil au début, puis à l’ombre, « Sombra », protégées du soleil dès le paseo14. Les tarifs des places étant indexés sur le confort, c'est-à-dire leur ombrage, cette division correspond également à une division sociale : les places au soleil sont généralement plus populaires et plus animées. Ce soir-là, quand tout commença dans l’immobilité sourde, orageuse, de la rue Rodrigo de Triana, le Destin implacable sembla prendre un malin plaisir à me choisir la meilleure place pour assister au spectacle funèbre qu’il avait préparé, un siège dans les plus beaux gradins, dans les "Sombra". Je n’avais rien demandé, mais voilà que j’y étais, dans les ténèbres, à deux pas de l’arène : dans une fraction de seconde les portes allaient s’ouvrir, le sacrifice aurait lieu, et moi, unique spectateur dans les gradins, je serais là pour le voir.
J’entendis des bruits de pas dans mon dos : un homme courait à toute allure, comme s’il fuyait quelque chose. Quand il me dépassa, nos regards se croisèrent: c’était Paolo, le vendeur de romarin. Il était en sueur, et paraissait terrifié. Que se passe-t-il ? Me dis-je. Pourquoi court-il comme ça ? Je criai quelques mots en anglais, pour m’assurer que tout allait bien. Il ne me répondit pas. A peine le temps de réfléchir et j’étais jeté à terre par un violent coup d’épaule. L’africain, dont je vis passer le visage sombre au dessus de moi, m’étais rentré dedans sans ménagement : j’étais sur sa route. Il fila dans la rue, visiblement à la poursuite de Paolo. Je me relevai, un peu sonné, et me mis à leur recherche, les mains tremblantes. Je sentais les pulsations de mon cœur, l’accélération soudaine de son rythme sous l’effet de la peur. Calle Pelay Correa, calle Pureza, Duarte, calle Betis enfin, où je les aperçus à nouveau, ombres inquiétantes courant le long des quais, juste au-dessus du fleuve. Je les suivis. Paolo perdait du terrain. L’ombre de Spectre se rapprochait dangereusement. Il n’avait pas l’air de plaisanter. A l’approche des escaliers qui menaient à la Plaza del Altozano, où se dressait la chapelle de la Vierge del Carmen, Paolo se retourna avec vivacité et poussa l’africain qui roula lourdement sur le sol. Quand il se releva, les deux hommes s’affrontèrent un instant du regard. Spectre sortit un couteau de la poche de son manteau : la lame de son cuchillo brilla dans l’obscurité, d’un éclat sinistre qui déchira la nuit. Il sourit. Il avait l’air d’un enfant qui va jouer un vilain tour. Paolo était blême. Il grimpa les escaliers quatre à quatre, en direction du pont : là-bas, de l’autre côté, peut-être avait-il une chance de s’en sortir. Le gitan s’engagea sur le pont, hors d’haleine, puisant dans ses réserves pour se remettre à courir. Au bout de quelques mètres, il s’arrêta subitement. Adossé à un lampadaire, au milieu du pont, El Señor lui barrait la route : son ombre s’allongeait grotesquement, lézardant la balustrade de pierre. Il fumait une cigarette, immobile, menaçant. Des quais de la rue Bétis, en contrebas ( je m’y étais arrêté pour reprendre mon souffle ), je pouvais presque distinguer son visage. Comment avait-il fait pour se retrouver là, alors que je l’avais vu, il y avait à peine un instant, sur cette petite place, là-bas, en compagnie de l’africain. C’était diabolique. Tout cela n’est pas réel, me dis-je. Ce n’est qu’un mauvais rêve. Sans doute allais-je me réveiller enfin dans l’univers or et pastel de Leonor, loin de cet enfer nocturne où tout allait trop vite. Que faire ? Le gitan se retourna et fila vers la plaza del Altozano, complètement déserte à cette heure. Spectre l’y attendait, son couteau à la main. Le gitan eut un geste d’hésitation, puis s’immobilisa. Il était à mi-distance de chacun de ses poursuivants. Il y eut un long moment où rien ne se passa. La ville entière paraissait engourdie, frappée de stupeur. Ce fut Paolo qui bougea le premier. Subitement, il redressa les épaules et marcha droit devant lui. Quand il ne fut plus qu’à deux mètres de l’africain, ce dernier s’élança furieusement, son couteau tendu devant lui, cherchant le ventre du gitan. Il accompagna son geste d’un cri rauque, affreux, qui me glaça le sang. Paolo ne broncha pas. Au dernier moment, il fit un pas sur le côté, esquivant la charge, puis tournant sur son pied avant, exécuta une pirouette qui l’amena dans le dos de l’africain, dont le corps lourd avait frappé dans le vide. D’un geste du pied, il le frappa dans le dos. Le dénommé Spectre perdit l’équilibre, tenta désespérément de se retenir, en vain : il roula par-dessus la balustrade et bascula dans le fleuve. Un long cri hystérique déchira la nuit, vite recouvert par la rumeur de la ville et le chant discret du Guadalquivir. Alors, Paolo voulut fuir. Peine perdue : à peine s’était-il retourné qu’il cria de douleur, ramenant brusquement ses mains au niveau du ventre. El Señor se dressait devant lui, un mauvais sourire aux lèvres, l’œil étincelant. Je compris avec horreur qu’il venait de lui enfoncer la lame de son cuchillo dans les viscères. Paolo ne le quittait pas des yeux. Pâle comme la mort, il s’accrochait à ce dernier regard qui certes n’était pas un regard fraternel, un regard d’amour. Son visage se durcit. Il cracha au visage de son bourreau, puis se retira d’un pas, brutalement, hurlant de douleur quand la lame glissa hors de ses entrailles. Des quais où je me trouvais, spectateur impuissant et figé, j’assistai alors à une scène incroyable. Paolo, aux portes de la mort, se mit à danser. Il y avait eu du duende dans son esquive de l’africain, tout-à-l’heure, un sens aigu du temple15 qui s’était matérialisé dans cette pirouette improbable exécutée au moment le plus critique, quand le danger était le plus grand. Il y eut assurément du duende dans l’ultime danse du gitan, quelque chose de désespéré qui se jouait de la mort, une dernière accolade, un dernier pas de deux. Il rejeta son buste en arrière, éleva et arrondit les bras, tournant les paumes des mains vers l'extérieur : c’était une sévillane, la danse même de la séduction. La femme avance, puis se dérobe, elle aguiche d'un pli relevé de sa jupe. Les corps se frôlent, ne se rencontrent pas ; ce sont les yeux qui jouent, les regards plantés l'un dans l'autre, et c'est seulement dans le dernier geste qu'enfin la femme s'abandonne dans les bras de son danseur. Paolo, en cet instant fatal, était une femme dansant avec la mort. Il fit une série de quatre pas d’une légèreté inouïe, puis s’immobilisa au-dessus du fleuve, un bras en l’air, suspendu à la nuit. Dans une sévillane, cet arrêt, qu’il faut marquer nettement, s’appelle le bien parado – l’arrêt bien fait, celui qui précède la fin. Au terme de ce geste incroyable exécuté aux portes mêmes de l’Enfer, de cet arrêt bien fait qui continue de hanter ma mémoire, le gitan s’abandonna dans les bras de la Mort, dont l’ombre funeste s’abattit sur lui sans un bruit. Son corps se détendit puis bascula dans le fleuve : on entendit un bruit d’eau, un son bref et musical, puis plus rien, juste le doux frémissement du fleuve entre les quais, dans la nuit paisible et silencieuse. C’était fini.
J’étais là. Tout était allé trop vite. Je vis l’africain émerger de l’eau, sur l’autre rive, les mains agrippées aux barreaux d’une échelle métallique. El Señor était toujours sur le pont, la tête penchée au-dessus de la balustrade.
« Hé! Criai-je. Vous l’avez tué ! Paolo ! Vous l’avez tué ! »
El Señor me dévisagea un instant, évaluant la situation. Je croisai son regard implacable, étincelant dans l’obscurité. J’étais un témoin gênant. Mon cœur battait à tout rompre, j’avais du mal à respirer. J’aurais du intervenir plus tôt, me disais-je, j’aurais du faire quelque chose. Ce type est fou. Il a tué Paolo. Tout est allé trop vite. Je me mis à courir en direction du pont. En un éclair, je montai les escaliers. La silhouette du mechero se détachait au dessus de moi : j’imaginai libérer le monstre de feu qui s’y cachait, dieu vengeur réclamant son tribut, armant mon bras d’une fureur surhumaine. Je ne savais pas ce que je faisais. Je courais, je volais. Tout se mélangea. El Señor n’était plus là. L’oiseau s’était envolé, aussi mystérieusement qu’il était apparu. J’étais seul sur le pont.
*
Le corps de Paolo fut retrouvé deux jours plus tard par les plongeurs de la police espagnole. Le soir même, je m’étais rendu à la guardia civil, où mon témoignage fut pris très au sérieux. Spectre fut arrêté un mois plus tard, à Grenade, pour vol à l’étalage : il était français, originaire de Bordeaux, habitué des hôpitaux psychiatriques. El Señor était introuvable. Après enquête, il s’avéra que le meurtre de Paolo était lié à un trafic de drogue qui avait mal tourné. Un petit business sans envergure, d’autant plus dangereux qu’il n’était pas organisé. On n’en savait guère plus.
« Ce n’est pas le premier, m’assura un policier, et c’est loin d’être le dernier. Ça dégénère vite dans ces milieux-là. Le flingue et le couteau, ils ne connaissent que ça C’est leur façon de régler les problèmes. »
Pour moi c’était le premier, et pas n’importe lequel : c’était Paolo. Je le connaissais, un peu du moins, juste assez pour que sa mort me touche, comme m’avait touché son cante jondo, ce soir-là Pourquoi nos vies avaient-elles été liées ainsi ? Ce mystère me hantait. Il m’obsède encore. Je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a là-dessous un signe, un sens caché, enfin, quelque chose. Je n’aurais pas du être là. Ce que j’ai vu ce soir-là, je ne l’oublierai jamais.
Il existe une curieuse théorie affirmant que le flamenco est le nom d’un couteau ou d’un poignard. Dans la saynète « El Soldado Fanfarrón », écrite par González del Castillo au XVIIIe siècle, on peut lire: « El melitar, que sacó para mi esposo, un flamenco » ( Le militaire, qui sortit pour mon époux, un flamenco ). Lorca, évoquant le duende, dit quant à lui que c’est dans les ultimes demeures du sang qu’il faut le réveiller. Paolo le savait, je crois, c’était inscrit dans son corps supplicié mais vivant. Il savait que le flamenco, le duende, est un poignard qu’on prend dans le ventre, et qui fait danser. Ça commence et ça finit toujours comme ça. Sa mort n’est peut-être pas tant liée à la drogue, à El Señor, qu’à ce spectaculaire goût du sang qui caractérise les hommes, depuis l’aube des temps, ce besoin ancestral d’endormir leur propre violence en lui donnant la dimension collective du sacrifice, en la détournant et la concentrant sur un seul individu. Paolo m’apparaît parfois comme un Christ andalou, poignardé sur un pont pour apaiser la colère des dieux, à la veille d’une fête cruelle où le sang serait versé pour le plus grand plaisir de la foule. Il avait payé pour tous les hommes, pour les taureaux immolés, les matadors, toute la dramaturgie de la Feria que Séville s’apprêtait à jouer, au lendemain de la semaine sainte.
Avant de quitter Séville, quelques jours plus tard, je voulus une dernière fois saluer le Guadalquivir. C’était la dernière demeure de Paolo. J’y jetai ma branche de romarin, en guise d’adieu au cantaor, le cœur serré par l’émotion.
La vie n’est pas un long fleuve tranquille. Il y a des jours qu’on n’oublie pas, qui se détachent avec obstination du reste de notre existence, des jours (mais aussi bien des nuits) dont le souvenir creuse d’anfractueuses galeries dans notre âme, des jours immenses, brûlants, dont l’inquiétante densité a de quoi faire perdre la tête. La vie n’est pas un long fleuve tranquille : on peut s’y perdre et y sombrer, mais si c’est le cas, autant le faire avec duende.
Si me s’ajuma er pescao
y desenvaino er flamenco
con cuarenta puñalás
se iba a rematar el cuento16.
Notes
1 Minaret construit au douzième siècle qui surplombe la mosquée cathédrale.
2 La Feria de Abril est la grande fête populaire de Séville, organisée depuis 1847. Des dizaines de milliers d'autochtones et de visiteurs évoluent sur une vaste esplanade (le Real de la Feria) décoré et illuminé. Y sont regroupées des centaines de casetas : des baraques colorées, où l’on boit, mange et danse jusqu’à épuisement, au rythme de la sévillane. La journée, le Real est le théâtre d’un défilé équestre informel, et des corridas sont données chaque soir. (Nda)
3 Bassin dans certains ports, notamment en Méditerranée.
4 Claquements de mains.
5 Vagabond
6 Couteau
7 À leur arrivée en Grèce au IXe siècle, les Tsiganes se sont regroupés dans le Péloponnèse au pied du mont Gype. Par la suite, les voyageurs italiens appelèrent ce lieu «la petite Égypte» et leurs habitants Egyptiano. Le même mot a donné Gitano en Espagne et au Portugal, puis Gitan en France et Gypsy en Grande-Bretagne. En France, le mot gitan désigne les Tsiganes du Midi vivant près des Saintes-Maries-de-la-Mer. (Nda)
8 Les Tsiganes forment un peuple indo-européen d’origine indienne. Il s’agit des Kshattriyas qui, venus du nord de l’Inde, sont arrivés en Grèce au IXe siècle. Puis, au XIIIe siècle, les Rajputs les ont rejoints.
Ensemble, ils ont formé la Romani Cel – le peuple tsigane – d'où leur surnom de «Romanichels», mais ils se nomment eux-mêmes Romané Chavé, c'est-à-dire «fils de Ram» (héros de l'épopée indienne Ramanaya). Quant à bohémien, il désignait à l’origine un individu muni d’une lettre de recommandation des rois de Bohême : les premiers tziganes arrivés en France venaient de cette région de la République Tchèque actuelle, d’où leur surnom. (Nda)
9 "Vierge miraculeuse, Vierge du Rosaire
Celle qui a les plus beaux yeux de mon Espagne
Qui est mon pays…
Celle au regard doux et triste
La plus jolie, la plus noble, la plus belle
Qui soit au monde…
Celle qui un jour descendit du ciel, pour rester sur ma terre
Et ce fut un miracle
Car l’Andalousie est la rose, que choisit la superbe
Vierge du Rosaire"
( Traduit par Thomas Uguen )
10 Federico Garcia Lorca
11 idem
12 Idem
13 Vengo, de Tony Gatlif, 2000.
14 Dans le monde de la tauromachie, on désigne par paseo (de l'espagnol : promenade) ou paseíllo le défilé des matadors, de leur cuadrilla et de l'arrastre, en ouverture d'une corrida ou novillada. Il est mené par les alguazils, hommes chargés de faire la police dans l’arène.
15 Voir page 11.
16 Si le poisson brûle / et si je sors mon flamenco / avec 40 coups de poignard / allait se terminer l’histoire. Extrait d’une Copla (chanson) reprise par Rodríguez Marín.