Prose
Prose #1 - Le vendeur de romarin (2008)
Gilles Postec
LE VENDEUR DE ROMARIN
Récit
© Juillet-août 2008
Toute chanson
est une eau dormante
de l'amour.
Tout astre brillant
une eau dormante
du temps.
Un noeud
du temps.
Et tout soupir
une eau dormante
du cri.
Federico Garcia Lorca, Poésie I (1921-1922)
« C’est profond, véritablement profond, plus encore que tous les puits
et toutes les mers qui entourent le monde, beaucoup plus profond que
le coeur actuel qui le crée et que la voix qui le chante,
parce qu’il est presque infini. »
Federico Garcia Lorca, La théorie et le jeu du duende, 1930
« Mais le bonheur ne se trouve pas même parmi vous, pauvres enfants de la nature, et sous vos tentes trouées il y a des rêves qui sont des supplices. Nomades, le désert même n'a pas d'abri contre la douleur ou le crime. Partout les passions, partout l'inexorable destin. »
Alexandre Pouchkine, Les Bohémiens.
Couverture : " El'Torero", Acrylique sur bois 122x 60 cm, El’Jack (Christyan JaKoB), http://www.art-singulier.com/eljack/eljack.htm
Lire le pdf : Le vendeur de romarin
La vie n’est pas un long fleuve tranquille. Il y a des jours qu’on n’oublie pas, qui se détachent avec obstination du reste de notre existence, des jours (mais aussi bien des nuits) dont le souvenir creuse d’anfractueuses galeries dans notre âme, des jours immenses, brûlants, dont l’inquiétante densité a de quoi faire perdre la tête. Le sentiment tenace qu’il s’est passé quelque chose nous poursuit, et nous tirons fébrilement le fil des événements à la recherche d’un sens caché, souterrain, d’un lien secret qui donnerait aux faits étranges que nous avons vécus la forme miraculeuse du Symbole, dont l’œil à demi-ouvert brille dans notre intelligence comme une lune au-dessus d’un étang.
*
On marchait au hasard, à la recherche d’un restaurant. Il était vingt-et-une heure. Arnaud, qui avait déjà séjourné à Séville, nous proposa d’aller au Giraldillo : c’était un resto assez connu, juste aux pieds de la Giralda1, sur la Place Virgen de los Reyes. L’idée nous parut bonne : nos déambulations dans la vieille ville nous avaient creusé l’appétit, et la perspective de s’enfiler quelques tapas nous mit l’eau à la bouche. On s’était volontairement perdus dans les méandres du quartier Santa Cruz, avec ses ruelles sinueuses, ses maisons chaulées, ses patios fleuris et ses modestes petites places. Le soir était agréable, un vrai soir d’été en plein mois d’avril. Le ciel, au crépuscule, était d’un bleu intense ; une brise légère, venue d’Afrique, nous caressait les cheveux. Les réverbères commençaient à s’allumer, projetant sur les murs de la ville leur lueur orange et sucrée. D’antiques palmiers secouaient nonchalamment leurs feuilles au-dessus des allées. C’était une belle soirée, et nous comptions bien en profiter. On était à Séville depuis trois jours, et c’était la première fois qu’on avait le temps de souffler. Dès notre arrivée, les préparatifs du tournage nous avaient accaparés : on bossait toute la journée et le soir on était trop vanné pour ressortir. Le court-métrage, c’était une idée d’Arnaud, l’histoire d’un groupe de rock en mal d’inspiration qui échoue en terre andalouse et découvre le flamenco. C’était un peu mince, mais tout devait reposer sur le burlesque des dialogues, que j’étais chargé de rédiger. Je n’avais pas encore écrit une ligne. On voulait être prêt pour le festival du court à Brest, en octobre, avec la ferme intention de casser la baraque. L’Andalousie était un des thèmes proposés, d’où notre projet. Séville nous parut idéale pour servir de cadre au récit : Arnaud y avait accompagné des élèves un an auparavant et nous persuada sans peine que c’était là qu’il fallait tourner. Séville était une ville carrefour où se croisaient différentes époques, différents styles, et que l’influence orientale rendait délicieusement exotique. Notre histoire se voulait à son image : intégrant tous les discours mais porteuse d’une radicale unité.
On s’était rencontré il y a dix ans, à la fac. Nous avions monté un groupe de rock qui avait eu une certaine renommée. On se produisait essentiellement sur Nantes, où on étudiait, et dans la région brestoise. Nous nous étions baptisés Music Man and the Great Colourful Band, en référence aux noms loufoques des groupes de rock des années soixante-dix que nous écoutions. Notre principale influence était Franck Zappa, avec son rock expérimental et son univers décalé ( on avait d’ailleurs pensé, à l’origine, s’appeler les Zappaphiles ). Music Man, c’était Arnaud, le musicien de la bande, et le leader du groupe. Il arrangeait les morceaux, dirigeait les répétitions, accordait les instruments, tranchait avec autorité les problèmes de rythme et de tonalité. Un fin musicologue, Arnaud, un passionné. Il avait tout lu sur les Beatles et était capable d’improviser très librement sur le sujet. C’était le roi des théories et des jeux d’esprit ; il savait jouer d’à peu près tous les instruments, mais avait une petite faiblesse pour le trombone, son premier amour.
A la batterie, il y avait le White, c’est-à-dire Thomas. Son jeu était bien en place, incisif à souhait comme celui d’un batteur de punk. Ça lui correspondait bien. C’était un bon danseur, spécialement de salsa. Il adorait l’Espagne. Il avait vécu quelques années à Barcelone quand il était étudiant : depuis, il parlait couramment espagnol. Son phrasé nerveux, naturellement rapide et presque furtif, s’était parfaitement adapté à l’emportement ibérique, et n’était son teint pâle, ses cheveux blonds et le bleu presque scandinave de ses yeux, on aurait juré un véritable espagnol. Il avait le sens du contact : quelque chose de direct, de franc, qui ouvrait les portes, avec une pointe d’humour qui arrondissait spontanément les angles.
Anne assurait la partie basse. Elle, c’était Wonder Woman, rapport à son tempérament explosif, un brin survolté.
« Depuis que je fais du yoga, ça va beaucoup mieux… » Disait-elle souvent.
Ça nous faisait rire. Enfin, malgré ses accès de stress ou de colère, elle était vraiment cool, tournée vers les gens, juste assez barrée pour mettre de la couleur dans sa vie, et pimenter celle des autres. Elle pratiquait la méditation zen, et cuisinait bio. Les profondeurs et les méandres de l’âme humaine la passionnaient.
Pour ma part, comme j’étais en fac de lettres, on m’avait chargé d’écrire les textes, des chansons obscures et vaguement surréalistes qui ne me satisfaisaient guère - quelque chose entre Dylan et Bobby Lapointe, en passant par Rimbaud et les Beatles de I am a Walrus. Je jouais aussi de la guitare, assez mal il faut le dire, souvent secondé par Arnaud. On me surnommait le Dark, à cause de mes éternelles chemises noires.
On adorait le cinéma. Un beau jour, on s’était mis à tourner des courts-métrages, et, de fil en aiguille, on avait fondé une petite maison de production pour faciliter la production de nos albums et diffuser nos courts. On rêvait de Cannes. A Clermont-Ferrand, on obtint notre premier prix avec Dracula à Liverpool, un film complètement délirant sur Les Beatles, le foot et les vampires. Le temps passa. Nos études terminées, chacun d’entre nous trouva un job, la plupart dans l’enseignement. Le groupe se sépara, on se perdit de vue. Huit ans s’écoulèrent : le hasard fit que je revis Arnaud, qui me proposa de reprendre du service et de remonter une boite de prod, comme au bon vieux temps. Le groupe ne tarda pas à se reformer autour de ce projet de court métrage qui nous mena tout droit à Séville.
Au moment de quitter la plaza de Santa Cruz pour rejoindre le restaurant, mon attention fut attirée par une masse sombre au pied d’un olivier. Emmitouflé dans un blouson kaki, une casquette militaire vissée sur le crâne, un homme me dévisageait. Il se tenait debout, parfaitement immobile. A en juger par la couleur de sa peau, il était africain. A son allure, ses vêtements, sa barbe hirsute et son regard fiévreux, on devinait le marginal, le clopinard. J’eus une vision : celle d’un prophète cinglé sillonnant l’Europe avec ses disciples, et prêchant la bonne parole à coup de bières et de godasses dans l’estomac. Je soutins un moment son regard, puis passai mon chemin, rejoignant les autres qui se dirigeaient d’un pas vif vers la cathédrale. J’oubliai si vite mon type que je n’eus même pas le temps d’y repenser.
Après avoir dépassé la cathédrale, on débarqua enfin place Virgen de los Reyes, où se trouvait notre resto. On pénétra dans la salle à manger, un vaste salon au dessus duquel s’élançaient des arcs appuyés sur des piliers de briques fines. Les plinthes en faïence de Triana, très colorées, ressortaient avec éclat sur le fond blanc des murs.
Le patron nous fit l’honneur de venir nous voir, et ne tarda pas à se lancer dans un véritable éloge du Giradillo, dont il n’était pas peu fier.
« Vous voyez ces peintures, aux murs ? Traduisit Thomas. Ce sont des peintures à l’huile et des aquarelles de peintres sévillans de renom. Mon hôtellerie est un véritable petit musée…
- Que signifie le Giraldillo ? demanda Anne. Est-ce que ça a un rapport avec la Giralda ?
- Le nom vient en effet de la girouette qui coiffe la Giralda, répondit l’aubergiste. Vous pouvez l’apercevoir de la fenêtre. On a érigé un clocher renaissance sur le fût de l'église mauresque (au seizième siècle, je crois, ce qui a porté la hauteur de l'ensemble à plus de 95 mètres !). Le monument fut coiffé d'une statue de la "foi victorieuse" due à Bartolomé Morel. Comme ce bronze tournait au gré du vent, l’architecte Hernan Ruiz lui a donné le nom de Giraldillo et celui de Giralda – girouette - à la tour…
- Bien, coupa Arnaud, je ne sais pas pour vous, mais moi je commence à avoir faim. Si on commandait ?
- Excellente idée. J’essaierais bien la soupe de clovisses aux gros vermicelles, plaisantai-je, suivie d’une paella andalouse, et vous ?
- Pourquoi on ne prendrait pas des tapas ? Proposa Thomas. Un peu de tout, et on partage ?
- Notre sélection de tapas est typique de Séville, assura le chef. Mais prenez le temps de faire votre choix. »
Passés les premiers coups de fourchette, donnés dans un silence quasi extatique, les langues se délièrent : nous évoquâmes les premières scènes à tourner, dès le lendemain, tranchâmes quelques détails techniques et discutâmes des lieux que nous avions repérés ces derniers jours. Le quartier Triana, à l'ouest de la ville, sur l'île fluviale de la Cartuja, entre le quartier de La Cartuja au nord et celui de Los Remedios au sud, nous parut idéal pour notre histoire : il avait longtemps été le quartier gitan de Séville et était considéré comme le berceau du flamenco. Les gitans avaient été expulsés vers les banlieues dans les années 1970, avec la pression du développement immobilier, mais qu’importe, on espérait y capter quelque chose de spécial, cet art de vivre, la gracia, qui caractérisait, disait-on, les trianeros, cet esprit plein de vivacité qui, selon la légende, marquait tous ceux qui naissaient de ce côté-ci du Guadalquivir.
Le fleuve, j’en avais rêvé à l’aller, au cours de l’interminable voyage - vingt heures ! - qui nous avait conduits en terre andalouse. Dans mon rêve, nous arrivions dans une ville superbe, aux contours mal définis, quelque chose entre Venise, Florence et Landerneau. Partout de vieilles pierres, de majestueux bâtiments, irradiés par la chaude lumière du couchant, caressés par une brise soyeuse comme un baiser. Et, au détour d’une rue, apparu avec la soudaineté d’un ange au dessus d’un élégant parapet de pierre, le serpent d’or du Guadalquivir ondoyant paisiblement entre les quais, m’éblouissant de son regard liquide, aux mille reflets.
« J’ai hâte de voir le Guadalquivir, répétais-je régulièrement. Pour moi, on sera réellement arrivé quand on l’aura dans notre champ de vision. Séville prendra corps autour de lui, il lui donnera forme et réalité. Sans le Guadalquivir, Séville n’existe pas. »
J’en rajoutai. C’était un code entre nous, on aimait en faire des tonnes, pour rire. Mais j’étais réellement obsédé par mon Guadalquivir : je brûlais d’impatience de le confronter avec le vrai, s’il existait vraiment. Ça devint vite un sujet de plaisanterie entre nous.
« Il n’y vraiment qu’un breton, me taquina Anne, pour être fasciné par l’eau à ce point ! Pour vous, il faut qu’il y ait de l’eau à proximité, sinon point de salut ! C’est l’eau lustrale des romains, l’élément purificateur…
- Ce serait plutôt le jour lustral, renchérit Arnaud, le jour où, chez les païens, un enfant nouveau-né reçoit son nom et où se fait la cérémonie de sa lustration. J’ai lu ça dans le National Géographic.
- Chez nous, rigola Thomas qui était originaire de Brest tout comme moi, ce serait plutôt l’eau du bénitier… En tout cas, l’eau on l’aime, c’est vrai, on s’y baigne à la rigueur, mais on ne la boit pas… J’ai déjà descendu des fleuves, à Brest, mais ça tournait plutôt à la bière, si mes souvenirs sont bons… »
Le repas se poursuivit dans une bonne humeur que nous n’avions pas connue depuis l’époque où nous nous étions rencontrés. On en était presque étonnés, de cette légèreté. A trente ans passés, nous avions certes gagné en profondeur, en densité ( du moins l’espérions-nous ), mais au détriment d’une certaine élasticité qui est peut-être le secret de l’éternelle jeunesse. Nous étions riches de tout ce que nous avions vécus et appris, parfois dans la douleur, mais par là même, plus lourds, plus difficile à bouger. Moins disponible au monde extérieur parce que disposant d’un système plus solide pour l’interpréter. On était moins dupes des autres et de nous-mêmes, mais aussi plus prompts à se raidir, à juger. C’était bon de se sentir légers, ouverts au présent, sans armure ni bouclier, sans cette tension invisible mais perpétuellement entrenue qui est le signe de la vigilance, de l’affût.
Après s’être bien goinfrés et avoir réglé la note, on se retrouva face à la Giralda dont la silhouette immense, réfléchissant la lumière des projecteurs, se découpait sur un ciel de velours, d’un bleu sombre, parsemé d’étoiles.
Arnaud nous fit remarquer que nous étions quatre, comme les Beatles, et que ce n’était pas un hasard. Le chiffre quatre avait une valeur spéciale pour lui, une valeur magique. Sa théorie reposait sur un constat étrange : quand le chiffre quatre apparaissait quelque part, un des éléments qui le constituait se distinguait invariablement des autres ( notre groupe, par exemple, était constituée de trois hommes et d’une femme ). Il y avait là, selon lui, une combinaison universelle renvoyant à la suite de Fibonacci, le théorème de Fermat, le nombre d’or, etc. La seule chose que nous comprîmes, ce soir-là, c’est que les Beatles étaient la clef de voûte de l’édifice, le point de convergence de toute sa théorie.
« En 1966, raconta Arnaud, en pleine tournée aux Etats-Unis, les Beatles annulent tous leurs concerts et rentrent de toute urgence en Angleterre où ils s’enferment dans un château…officiellement pour écrire un nouvel album. Leur décision est présentée comme irrévocable : ils abandonnent la scène, définitivement. Les rumeurs de séparation se répandent, mais surtout le bruit court que Paul McCartney a trouvé la mort au volant de son Aston Martin, à Détroit. Au même moment, un concours de sosies est lancé dans tout le pays : le gagnant est un certain William Campbell… réplique parfaite de Paul McCartney ! Le meilleur est à venir, écoutez ça : à la sortie de l’album Sergent Pepper’s les fans découvrent, stupéfaits, le nouveau look des Beatles… Ils portent tous des moustaches… comme s’ils voulaient cacher quelque chose ! Autre fait étrange, ajouta Arnaud, sur la pochette de l’album, les Beatles sont photographiés autour d’une tombe sur laquelle ont été déposées des fleurs… en forme de guitare basse – on peut aussi y voir un "p" pour Paul. A gauche les statues de cire représentent "les anciens Beatles" qui se recueillent devant la tombe comme pour marquer la fin d'une "époque". En arrière plan Paul McCartney est entouré de personnalités pour la plupart…décédées ! Et une main funeste se pose sur sa tête comme pour signifier qu’il fait désormais partie du monde des morts !
- Et moi j’ai vu Elvis hier soir, lançai-je pour le charrier, il prenait un verre sur la plaza de Santa Cruz !
- Et c’est tout, fit Anne, on n’a rien su de plus depuis ?
Arnaud prit une grande respiration, savourant son plaisir. Le décor dans lequel nous nous trouvions ajoutait au mystère de son propos : il plongea son regard dans nos yeux brillants où dansaient les lumières de la ville désormais plongée dans la nuit.
« Non, précisément, reprit-il, l’histoire ne s’arrête pas là. Les autres faces de la pochette sont également révélatrices. Je vous les montrerai, si vous voulez, à notre retour. Donc, alors que les Beatles sont tous habillés d’uniformes d’opérette, Paul McCartney (en bleu) est le seul qui a un badge noir cousu sur la manche gauche de son uniforme, juste au dessus du coude (à peine visible sur le cliché de face…mais on peut le distinguer). Sur l’une des photos on peut voir que ce badge porte uniquement les lettres "OPD" (traduction : Officially Pronounced Dead…soit Officiellement Déclaré Mort) et sur la quatrième de couverture de l’album les Beatles sont encore photographiés de face…sauf Paul McCartney qui tourne résolument le dos à l’objectif…comme s’il ne faisait plus VRAIMENT partie du groupe ! Plus troublant encore : à la fin de la chanson Sergent Pepper’s, on entend distinctement une voix murmurer "and let me introduce to you the one and only Billy Shears" - et laissez moi vous présenter le seul et unique Billy Shears… Qui est ce Billy, me direz-vous ? C’est William Campbell, bien sûr, le sosie de McCartney ! Billy est le diminutif de William… Le remplaçant de Paul ainsi intronisé a donc rejoint le nouveau groupe formé par les Beatles, l’orchestre du club des cœurs solitaires du sergent Pepper. Ça vous paraît fumeux ? C’est pourtant évident, d’autant que si l’on tend l’oreille, ce n’est pas Billy Shears qui est chanté en chœur, mais Billy’s here – Billy est là… Pour couronner le tout, à la fin de la chanson Strawberry Fields Forever, on entend John Lennon murmurer "I buried Paul" (j´ai enterré Paul). Et dans l’album blanc, le même John ajoute à la fin de I’m so tired que "Paul is dead, miss him, miss him…" Paul est mort, il me manque… Génial, non ?
- Un peu flippant, surtout, commenta Anne.
- Et la couverture d’Abbey Road ? Y a pas un truc autour de ça, aussi, demandai-je, ayant le vague souvenir d’avoir lu quelque chose là-dessus.
- Très juste. Tu fais sans doute allusion à la célèbre photo des Beatles qui traversent à pied un passage clouté. J’ai eu l’occasion d’observer la photo originale avec une loupe et d’aller sur place mener mon enquête. Les Beatles ne traversent pas le passage clouté n’importe comment, ils marchent... en cortège ! Devant John Lennon, en blanc ( couleur symbole de la mort dans la culture orientale ) c’est le church man - le "prêtre" - qui conduit le cortège en surplis blanc ! Juste derrière lui, Ringo Starr, en noir - la couleur de la mort dans la culture occidentale : c’est "l’officiant", qui règle le protocole funèbre. En troisième position…le mort : Paul McCartney…( ou William Campbell ?) Il marche pieds nus car dans le culte Anglican on enterre toujours les morts sans chaussures ! Et il tient sa cigarette de la main droite, ce qui est bien curieux pour un gaucher ! Et pour fermer le cortège…Georges Harrisson tout habillé de jean comme les ouvriers…c’est lui qui a creusé la tombe ! A gauche la plaque d’immatriculation de la wolkswagen indique "LMW 28 IF" (traduction : Living MacCartney Was - 28 si… Paul McCartney aurait eu 28 ans ce jour là…s’il n’était pas mort !) On voit une grosse voiture, sur la droite : ce n’est ni taxi ni un corbillard de cérémonie…c’est la voiture de la morgue qui se déplace sur les accidents pour ramasser les corps ! Une dernière chose, pour finir : une fois sur les lieux, il suffit de se reculer pour comprendre la véritable symbolique de l’image. En fait, si on élargit le champ vision, on réalise que le cortège sortait d’une église et traversait la route pour se rendre… dans un cimetière !
- Brrrrrr… c’est macabre, ton histoire ! fit Anne en réprimant un bâillement.
- Avec un pote, on a une théorie la dessus, conclut Arnaud, ça mêle les Beatles, les Templiers, la symbolique et les extraterrestres. On nous cache des choses. Selon nous, Mozart, par exemple, n’est pas mort. Ça vous en bouche un coin, hein ? Je vous expliquerai tout ça en détail un de ces quatre… Vous verrez, c’est assez rigolo… Depuis qu’on a déliré là-dessus, un soir, mon copain et moi, on voit le chiffre quatre partout… Tout est lié aux Beatles, au chiffre quatre, on peut tout expliquer avec ça…
- Dis-moi Arnaud, franchement, vous n’auriez pas un peu abusé sur le vin, ce soir-là ? C’est juste… dingue, votre histoire !
- Non, c’est de la symbolique.
- Bon, je ne sais pas pour vous mais je suis vannée, nous coupa Anne. Je ne vais pas tarder. »
Pendant que nous causions, Thomas discutait en espagnol avec le patron du resto. C’était le plus jeune de la bande, mais il nous impressionnait par sa souplesse, son naturel avec les gens. Son tempérament était à l’image de son espagnol : vif, nerveux, allant à l’essentiel. C’était un vrai repère pour nous ici, un guide sur lequel nous nous reposions (il était le seul d’entre nous à parler espagnol). Il s’en tirait très bien. Quand il nous rejoignit, nous lui proposâmes, Arnaud et moi, d’aller boire un dernier verre quelque part.
« On n’a qu’à pousser jusqu’à Triana, proposa-t-il. Il paraît qu’on peut encore y entendre du flamenco… et voir danser de pures gitanas, qui sait ?
- Allons-y, m’exclamai-je, enthousiaste, je veux voir ça !
- Je vous laisse, les garçons, j’ai vraiment besoin de dormir. J’appelle un taxi et je rentre à l’appart. Vous faîtes un bout de chemin avec moi ? »
Nous logions dans les faubourgs de Séville, chez une dame très gentille qui s’appelait Leonor. Elle était veuve et vivait dans un immeuble, au quatrième étage. Un ancien copain de fac nous avait mis en contact avec elle : c’était une amie d’enfance de sa grand-mère. Elle avait accepté de nous héberger toute la semaine, sans contrepartie. On était un peu embarrassés, et on se creusait la tête pour savoir quel cadeau nous pourrions lui offrir à la fin de notre séjour. Arnaud, Thomas et moi dormions tous les trois dans une petite chambre qu’elle avait aménagée pour nous. Anne avait sa chambre à elle. Sur sa propre initiative, Leonor, dès le premier jour, nous prépara des sandwichs pour nos excursions de la journée. Le soir, elle nous mijotait un bon petit repas qu’elle ne prenait jamais avec nous. Leonor avait quelque chose d’intemporel : cheveux roux grisonnant par endroits, soigneusement entretenus et permanentés au point de former au-dessus de sa tête un monument délicat et comiquement gonflé. Un visage aux traits fins, une petite bouche pincée qui s’ouvrait parfois sur un sourire chaleureux et vaguement nostalgique. Soixante ans environ, d’après nos calculs. Une vraie petite mère, toujours à s’affairer, causant parfois avec nous mais soucieuse de ne pas déranger. Je croyais retomber en enfance : comme je ne comprenais pas ce qu’elle disait, j’avais parfois l’impression d’avoir commis quelque gaffe, et qu’elle me sermonnait. Un soir, je crus à tort m’être servi trop généreusement, alors même qu’elle m’incitait à reprendre du plat qu’elle avait préparé. Ça fit bien rire Anne, qui ne se gêna pas pour se moquer de mes enfantillages.
« C’est freudien, railla-t-elle. Tu as besoin d’une maman, c’est tout.
- Bon, j’aurais mieux fait de me taire, à ce que je vois. »
La vieille dame vivait dans un décor à sa mesure, quelque chose d’assez typique, un vrai musée du kitch. Le mobilier d’inspiration baroque multipliait volutes et dorures ; le cadre en stuc des miroirs évoquait maladroitement les ors royaux ; des angelots, ici et là, des images pieuses ; l’inestimable collection de dès à coudre, sur une petite console laquée, aux courbes improbables, une vraie merveille ; et, seul concession à la modernité, un poste de télévision de couleur grise, encastré dans le buffet en merisier, qui jurait un peu avec le reste et que Leonor allumait dès que nous avions fini de manger. Dans cet univers sans âge, entre ses tapisseries rose pastel ornées de frises mordorées, notre si aimable logeuse, si prodigue à notre égard, figurait quelque duchesse en exil nous régalant de son humanité et de son savoir-vivre. Mais Leonor détestait les compliments, et s’ingéniait à nous faire croire que c’était elle qui nous devait quelque chose, ce qui avait le don, tous autant que nous étions, de nous émouvoir.
Après avoir escorté Anne jusqu’à son taxi, nous abandonnâmes la Giralda et ses pierres dentelées, dépassâmes la cathédrale et descendîmes paisiblement jusqu’au Guadalquivir, via la Calle Garcia de Vinuesa et la calle Antonia Diaz. Les rues étaient animées : la douceur du soir incitait les sévillans et les touristes à sortir, pour savourer cette belle nuit d’avril, pétillante et parfumée comme une danseuse andalouse.
A l’approche du fleuve, nous longeâmes les arènes de la Real Maestranza de Caballería, arènes de Séville, sur la Plaza de Toros, dont le cœur mystérieux et sanglant était protégé par d’épaisses murailles blanches. Contrairement à la plupart des arènes espagnoles bâties sur une vaste esplanade ou une place dégagée, la Maestranza était totalement insérée dans la ville, entourée de constructions, noyée dans la trame complexe des rues.
Ce n’était pas la première fois que nous passions par là. L’après-midi même, au cours de nos pérégrinations dans la ville, l’intérieur de l’édifice nous était apparu brutalement via une des portes d’accès aux gradins ouvrant sur la calle Antonio Diaz : nous nous étions demandé de quoi il s’agissait, tant l’édifice se fondait dans la ville. Je me souviens du sable des arènes, de cet ocre viril entrevu par la porte grande ouverte, de cette hallucination d’un espace quasi mystique, réservé aux initiés, qui brûlait tel un mirage derrière les hauts murs chaulés de la façade. La blancheur immaculée de celle-ci, soulignés par les pointes d'ocre et de rouge sombre qui ornaient certains éléments du décor, avait quelque chose de violent et d’intense qui cadrait bien, me sembla-t-il, avec l’univers de la corrida. L’ensemble était élégant sans être monumental, d’un aspect "typiquement sévillan", avions-nous lu dans le guide. La calle Antonio Diaz, où se trouvaient ces portes d’accès secondaire (la principale étant située plus au sud, face au Guadalquivir, une porte plus spectaculaire appelée la Puerta del Príncipe - la Porte du Prince – une sorte de grand portail de pierre fermée d'une porte rouge sang de taureau et coiffé d’un balcon à balustrade permettant d’accéder au "Balcon du Prince") était étrangement animée, et nous avions soudain réalisé qu’on était à quelques jours de la célèbre Feria de Abril, une des grandes fêtes populaires sévillane2. La fièvre qui allait s’emparer de la ville était déjà perceptible : d’augustes vieillards devisaient bruyamment sur le perron des cafés, avec la dignité de vieux patriciens qui connaissent parfaitement leur affaire. L’élégance de leur costume, dont la coupe étroite évoquait celui des toreros, leur visage buriné, aux traits virils, creusés par le soleil, leurs yeux noirs, leurs cheveux blancs inspiraient le respect aux passants, qui s’effaçaient timidement devant ces vieux aficionados bien campés sur leur jambes, qui, un verre à la main, surveillaient d’un air farouche l’accès au sanctuaire – le protégeant par leur simple présence de la cohorte des profanes. Les discussions étaient animées, de vraies discussions d’hommes, avec des silences et des éclats de voix, des réflexions alambiquées entrecoupées de plaisanteries grossières, des pronostics en tous genres, des souvenirs d’enfance - et le récit d’invraisemblables épopées. C’est ce que j’imaginai. Certains ne parlaient pas, se contentant d’être là, gardiens muets du temple, droit dans leurs bottes, fiers comme des statues. Autour d’eux papillonnaient des enfants, fidèles reproductions des adultes, endimanchés comme eux en prévision de la fête. L’effet de ces miniaturisations était charmant : la vivacité naturelle des mômes associée à l’élégance racée de leur costume donnait du caractère à leurs déplacements, une grâce surnaturelle qui frappa mon imagination. Les femmes avaient sorti leur robe à falbalas, typique de l’Andalousie, ces robes de princesse gitane dont les frous-frous audacieux exhalent la sensualité et le défi. Le dos droit, les épaules en arrière, ornées de leurs bijoux de pacotille, il ne semblait pas facile, assurément, de les conquérir : une cour assidue, dans les règles de l’art, paraissait être le minimum pour émouvoir le cœur altier de ces farouches madones. Leurs filles étaient charmantes, à courir si gracilement autour d’elles en soulevant les pans de leurs robes multicolores, pour ne pas les salir : elles semblaient mimer par leurs petits gestes le monde démesuré des grands, qu’elles ne comprenaient pas. Un peu partout, des stands de fortune chargés de chapeaux de paille, des marchands, des vendeurs à la sauvette, une vraie effervescence de ruche en prévision de la fête.
Un tel spectacle était fascinant. Il me suggérait un monde inconnu, que je ne soupçonnais pas ( tel un monde sous-marin que la surface miroitante ne permettait pas de voir ), un univers initiatique dont le sens profond et le rituel sacré m’étaient interdits parce que je n’étais pas de la famille. Par cela même, j’eus très envie de passer de l’autre côté de la barrière et de préparer avec eux la transe quasi religieuse qui, demain, les mettrait si parfaitement à l’unisson.
On ne put résister, cet après-midi là, à l’envie d’aller jeter un petit coup d’œil à l’intérieur. Après que Thomas eut parlé aux deux types qui barraient l’entrée, nous pûmes emprunter le couloir voûté d’ombre qui menait aux gradins. Nous découvrîmes alors la forme particulière des arènes de Séville, ni ronde, ni ovale, mais rappelant celle d’un cœur. Nous avions débouché sur les gradins inférieurs, les tendidos, regroupant la majorité des places assises, non couvertes. La partie supérieure, les balcons et gradas, était couverte d'un toit de tuiles et séparée du niveau inférieur par une élégante galerie à arcades reposant sur des colonnes de pierre. L’ensemble donnait une impression de grâce et de légèreté, mais le parfum du sang s’en exhalait imperceptiblement, souligné par l’ocre du sable et le rouge sombre de certains éléments du décor.
Pendant la corrida, nous expliqua Thomas, le torero doit rechercher la position idéale, le « sitio ». Le sitio, c’est la distance parfaite, celle qui déclenche la charge. Ensuite c’est une question de rythme – on parle du temple, la quête de l’instant ultime où l’homme s’accorde à la perfection à la charge du taureau : dans l’esquive du toréro, c’est toute la tauromachie qui est condensée, et qui touche au sublime… Vient alors l’heure sanglante de la faena, dernier acte de la corrida : un travail à pied à l'aide d’une muleta – le fameux leurre en tissu rouge - et d'une épée. La faena prépare le taureau à la mort : l’épée enfin se lève et porte l’estocade, sous les hourras de la foule dont fureur contenue se libère alors comme une chevelure. Celui des toreros qui tuait le taureau après l’avoir combattu à pied se voyait décerner le titre de « matador » - de l’espagnol matar : tuer. A Séville, il était alors censé sortir par le Balcon du Prince, l’équivalent de la Grande Porte dans les autres arènes, une vraie consécration pour le torero…
Nous étions restés un moment, cet après-midi-là, à imaginer la scène, impressionnés par le silence qui régnait. Un vrai silence de monstre endormi sur le point de se réveiller. Nous étions dans ses entrailles, à deux pas de son cœur assoiffé, la tête pleine d’images sanglantes et de rêves dorés, sous le soleil cuisant d’avril qui nous brûlait les yeux. Puis on était revenu sur nos pas, replongeant dans l’espace profane des rues dont l’effervescence était toujours perceptible.
Après s’être remémoré ce moment singulier que nous avions vécu, nous laissâmes les arènes et gagnâmes rapidement les quais. Ce fut l’occasion d’une halte au bord du Guadalquivir, al-wadi al-Kabir "le grand fleuve", que les romains appelaient le Bætis, du nom de la province Bétique qui correspond aujourd'hui à l'Andalousie. Dans la pénombre du soir, le fleuve prenait une teinte sombre où dansaient des reflets d’or, une teinte de fleuve magique ondulant sous les ponts. Son corps lisse comme un miroir avait l’opacité de l’ébène : à travers sa surface miroitante, aux mouvements tantôt amples tantôt furtifs, on ne distinguait rien. Il était flanqué, de chaque coté, d’élégants quais de pierre où se balançaient des palmiers : l’animal, dans cet habit taillé par l’homme pour le domestiquer et s’en approprier la beauté, respirait l’harmonie et la sérénité. Mais le terrible bras du fleuve semblait toujours pouvoir se lever, pour nous rappeler que son corps n’était pas fait pour les chaînes, et que sa puissance, à tout moment, pouvait se réveiller, effaçant d’un revers de la main les efforts minutieux de la civilisation.
Face à nous, de l’autre côté du fleuve, entre les deux ponts qui permettaient d’accéder au quartier Triana, les réverbères de la rue Bétis suspendaient leur halo dans la nuit.
Alors qu’on grillait une cigarette sur les quais, je vis soudain le type de la Plaza Santa Cruz surgir de la nuit et se diriger droit vers nous. Il marchait bizarrement, les bras plaqués le long du corps, engoncé dans son blouson comme un insecte dans sa carapace. Seules ses jambes semblaient douées de vie, non sans une certaine raideur.
« Vous n’auriez pas une cigarette ? Nous demanda-t-il.
- Vous êtes français ? Demandai-je, surpris qu’il s’adresse à nous dans notre langue, comme s’il savait qui nous étions. Il n’avait pas d’accent : c’était visiblement un compatriote. Il ne répondit pas à ma question, comme s’il ne m’avait pas entendu. Son regard était dur, voilé, vitreux, presque absent. Le visage rond sous sa casquette, les arcades saillantes, des joues de bébé. Il n’avait pas l’air dans son état normal : quelque chose de plus fort que l’ivresse, ou la came, une fêlure plus profonde, un sérieux pétage de boulon.
Je lui proposai mon tabac, qu’il accepta sans dire un mot. Il fit glisser une feuille dans ses gros doigts rugueux puis y jeta un peu de tabac qu’il roula avec application, la mine renfrognée.
« Je vois des gens, grogna-t-il en allumant sa clope. Pas vous ? Vous voyez pas des visages, derrière les gens ? Ça me fait peur. On dirait des démons. Des diables. Je les vois derrière les gens, dans leur dos, dans la lumière… Je les entends aussi… Ils disent des choses… De sales trucs… Ça me rend dingue… Vous les voyez, vous aussi ? Hein, vous les voyez ?
- Non, répondis-je timidement, je ne vois rien. Désolé… »
Je sentais bien que le bonhomme avait envie de parler, de partager son truc avec nous, mais je ne me sentais pas la force de rentrer dans son délire, dans sa folie. Ça pouvait durer des heures, et mal tourner. Il avait débité son truc d’un air maussade, le visage fermé, l’œil inexpressif. Rien de très rassurant. Je tentai de couper court à notre conversation en reprenant celle que nous avions tous les trois avant qu’il ne nous interrompe. Nous nous mîmes à causer d’un air faussement détaché qui ne trompait personne. Mais le bougre restait là, immobile, le regard dans le vide.
« Vous croyez aux anges gardiens ? reprit-il, imperturbable. Les anges ?
- Moi, j’y crois, fit Thomas en souriant, je crois aux anges gardiens.
Cet aveu me surprit. Je ne m’y attendais pas. C’était une porte ouverte, petite, toute petite, mais suffisamment amicale pour donner un peu de chaleur. Le regard qui l’accompagnait était franc comme une poignée de main. Après tout, me dis-je, on peut bien lui accorder ça, à notre étrange ami, quelques mots encourageants, dans l’épaisseur de la nuit, des mots apaisants qui disent qu’on l’a écouté, qu’on l’a vu, qu’il n’est pas comme les ombres qu’il voit dans le dos des gens, et qui lui font peur.
- Je ne sais pas si j’y crois, dis-je pour ma part, je suis un peu sceptique concernant ces choses-là… Sans doute parce que je sais qu’il y a quelque chose en moi qui voudrait y croire… Il m’est arrivé un truc étrange il y a quelques années… Je lisais un livre sur les anges gardiens qu’un ami m’avait prêté… C’était bien documenté. Ça faisait réfléchir. Or, un soir, alors que je promenais mon chien dans un jardin public, une plume d’oiseau, surgie de nulle part, s’est posée juste devant moi. L’obscurité, l’éclairage d’un réverbère, ma lecture, tout cela était étrange… Je ne suis pas loin d’y voir un signe… Enfin, voilà…»
Durant toute notre conversation avec le type, Arnaud n’avait pas décoincé un mot. Les yeux ronds sous ses lunettes, il observait notre quidam d’un air dubitatif. Il semblait chercher à comprendre d’où pouvait bien sortir cet hurluberlu : son discours halluciné n’avait pas l’air de le faire rire.
« Bon, on va peut-être y aller, dit-il à la fin. Vaut mieux pas qu’on rentre trop tard, demain on a du boulot. On y va les gars ?
- T’as raison, on ferait mieux d’y aller. Bon, alors, salut, lançai-je au type, bonne fin de soirée… et… bonne continuation.
- Salut l’ami, heureux de t’avoir connu, ajouta Thomas en lui tapant sur l’épaule.
- Je vois à travers le corps des gens… Mais pas vous… Vous n’êtes pas des démons… Vous êtes bien réels… Mais lui, là-bas, il ne m’aime pas, dit-il en désignant Arnaud… Il ne m’aime pas… Vous les voyez, vous, les visages, derrière les gens ? »
Nous nous éloignâmes lentement. La voix du pauvre bougre nous poursuivit un moment, grêleuse et théâtrale, puis s’effaça imperceptiblement, recouverte par la rumeur de la ville et le discret clapotis du fleuve.
Pour rejoindre Triana après notre halte sur les quais, nous empruntâmes le pont Isabel II, plus communément appelé Pont de Triana par les sévillans. Formé de trois arches identiques appuyées sur les berges et sur deux piles se trouvant dans le fleuve, le pont enjambait la darse3 du Guadalquivir et atteignait la rive droite à la Plaza del Altozano, à Triana. A mi parcours, nous nous accoudâmes un instant à la balustrade de pierre pour admirer le point de vue : le long de la rue Bétis, au-dessus des quais blancs ornés de bandes couleur sable, de vieux réverbères faisaient luire la façade des maisons, aux murs inégaux, colorés, où étaient suspendus d’élégants balcons en fer. La proximité du Guadalquivir lui donnait l’air d’un port suspendu dans la nuit, ce qui n’est pas si étrange, après tout, puisque le fleuve se jette dans l’océan atlantique, à des centaines de kilomètres de là, à l’ouest du détroit de Gibraltar : Séville, quoique enfoncée dans les terres, peut ainsi à bon droit revendiquer le titre de port.
Le quartier était en outre célèbre pour avoir fourni à l’Espagne d’illustres capitaines, tel Rodriguo de Triana, compagnon de Cristobal Colomb, le premier selon la légende à avoir aperçu la terre. J’imaginai un instant son cri résonnant sur le pont du bateau, éclatant tel un orage dans le cœur las de ses compagnons, faisant frémir leur peau cuivrée d’un espoir insensé et rageur. Ça avait du être beau. Des hommes d’une telle trempe existaient-ils toujours, à notre époque ? Une telle liberté, pensai-je, conquise de haute lutte au péril de sa vie, était-elle encore possible, dans notre monde quadrillé par les satellites et enivré de technologie ? Les machines dont nous nous enorgueillissions, sans doute nous asservissaient-elles plus qu’elles nous libéraient : à rechercher le confort nous avions perdu en robustesse. Nous nous étions amollis. Je pensai à tout ça, et à bien d’autres choses, et mes pensées se jetaient en gerbes désordonnées dans la bouche béante du fleuve, dont la langue de jais était continûment avalée par les énormes mâchoires de pierre du pont, juste au dessous de nous.
Nous poursuivîmes notre chemin. L’idée était de dénicher une petite place, au cœur du quartier, "pour y poser nos fesses et s’en jeter un p’tit". A l’extrémité du pont, au niveau de la pile de la rive droite, on passa devant la chapelle de la Vierge del Carmen (Capilla de la Virgen del Carmen), construite en 1928. Porte d’entrée principale de Triana, sa forme particulière lui valait le surnom de Mechero (briquet) de la part des Sévillans : son côté un peu surfait, un peu Kitsh me rappela Leonor, et plus vaguement, la Tour Lu à Nantes que nous connaissions bien. On s’arrêta un instant pour l’admirer.
« Visez l’horloge, fit Thomas en désignant le cadran qui surplombait le dôme recouvert de faïence, vous avez vu, elle n’est pas à l’heure… J’ai lu quelque part que c’est un ancien conseiller municipal, maire officieux du quartier et facteur occasionnel qui a décidé de la faire retarder de dix minutes pour pouvoir dire qu'il est "trois heures de l'après-midi à Séville et trois heures moins dix à Triana". Un certain Paco Arcas, il me semble. Une sorte d’anarchiste. Je crois qu’il vit toujours. »
On bifurqua sur les quais, rue Bétis, puis on s’enfonça dans les petites rues, juste derrière, vers le cœur historique de Triana. La nuit donnait aux lieux un air plus mystérieux encore que celui qui nous avait frappés, la veille, quand nous avions exploré le vieux quartier, juste après le déjeuner. Déjà, alors, les petites rues de Triana, ses places ombragées, ses rideaux, son éclatante blancheur nous avaient émus par leur intensité et parus moins apprêtés que le labyrinthe du quartier Santa Cruz, pourtant si beau et apaisant ( Ha ! les merveilleuses terrasses de Santa Cruz ! Le temps, sous le revigorant soleil d’avril, semblait s’être suspendu aux oliviers ! ). Loin de la splendeur des palais, l’étroitesse des rues, la blancheur éblouissante des façades chaulés que rehaussait encore l’encadrement coloré des fenêtres, les balcons à consoles ou en encorbellement, le charme ensorcelant des patios entrevus dans la perspective d’un petit hall d’entrée - indolents jardins secrets piquant le regard de leur beauté - conférait à ce quartier la beauté sauvage d’une femme de petite vertu dont le regard indolent, chargé de provocation et de mystère, vous enlève le cœur avec la nonchalance amusée d’une jeune madone. Je me souviens des couleurs rouge sang de taureau et ocre explosant de toutes part sur les façades immaculées, des petites fenêtres ornées de grille en fer forgé, des azulejos, carreaux de faïence assemblés en panneaux, placés à la base des murs, où dominait le bleu. Mais ce qui, en réalité, donnait à ces rues cette beauté désinvolte et salée, c’était l’âme de ceux qui y avaient vécus, l’histoire du quartier, les grands voyageurs, le peuple gitan, le flamenco, que nos esprits imaginatifs projetaient tel un filtre sur les pierres, les fenêtres, les pavés. Peut-être n’y avait-il ici qu’un quartier pittoresque chaudement recommandé par les guides, certes, mais dont l’âme autrefois vivante avait depuis bien longtemps déserté les lieux. Que pouvait-on voir vraiment ? Qu’importe, pensai-je. Juste ce qu’on y voit. Qu’importe ce que nous y ajoutons. Tout cela circule en nous, à travers nous, dans un va-et-vient permanent entre nous et les choses, tout cela ne nous appartient pas. Gardons le cœur ouvert : à force de ciller des yeux, on finira bien par voir quelque chose. Je méditais là-dessus, sous la voûte étoilée, alors que nous traversions la rue Rodrigo de Triana. Grisé par la lumière trouble des réverbères, je m’attendais à voir surgir l’ombre de Carmen, au coin de la rue, tournant et dansant au son des guitares, tordant son corps félin aux rythmes endiablés des palmas4, le regard ensorcelé par la voix puissante d’un cantaor, avant de s’évanouir dans les ténèbres, libre comme la nuit, prête à tout perdre et à tout prendre, en parfaite héroïne de tragédie. En croisant le regard d’une femme dînant à la table voisine, au restaurant, j’avais reconnu ce pétillement sombre qui me plait tant dans la figure de la gitane et plus généralement de la femme latine, cette féminité brune, rageuse, qui tape du pied et que par là même l’homme rêve de dompter.
« Là-bas, s’exclama Arnaud, on dirait que c’est ouvert… Il y a du monde dehors… On pourrait peut-être s’arrêter là ?
- C’est la… Bodega Vargas, dit Thomas. Ça me dit quelque chose… Je crois qu’ils en parlaient dans mon guide. C’est tenu par un trianeros pure souche… Un vieux de la vieille, qui ferme quand ça lui chante… Ça peut valoir le coup.
- Tu crois qu’on entendra du flamenco ? Demandai-je.
- Chais pas. On verra bien. »
Trois tables avaient été tirées sur la rue. L’une d’entre elles était libre : nous nous y installâmes, sous le regard méfiant du patron qui ne nous remettait pas. Nous eûmes l’impression de ne pas être tout à fait à notre place, mais le train-train habituel de la Bodega reprit vite le dessus : la voix du patron, un certain José, tonna à nouveau dans la rue, puissante et enjouée, escortée d’éclats de voix, de rires tapageurs et de claquements de main. Thomas en profita pour filer aux toilettes. Arnaud décida que c’était mon tour d’aller commander. À voir ma tête, il était plié : mon espagnol était déplorable, pour ne pas dire nul. Il savait que ça n’allait pas être de la tarte, pour moi, d’accomplir une action aussi simple et se délectait par avance de ma déconfiture. Vexé, je me levai sans attendre et m’approchai bravement du comptoir, l’air faussement décontracté. Une partie de celui-ci ouvrait directement sur la rue, le reste filant en angle droit à l’intérieur du bar. La porte était grande ouverte, laissant voir à l’intérieur une longue pièce fortement éclairée où, face aux étagères du bar chargées de bouteilles et flanquées de larges miroirs, s’enfilaient une rangée de tables et de chaises au style très ordinaire. Des habitués y étaient installés, hommes et femmes de tous ages accompagnés d’enfants au teint hâlé, l’ensemble évoquant plus une réunion de famille qu’une clientèle de passage. Des guitares étaient posées contre le mur : mon cœur se mit à battre quand je les aperçus, comme si j’allais bientôt assister à un événement impromptu où la musique aurait sa part, déchaînant de ses accords magiques les forces occultes qu’on sentait remuer ici, partout, venues du fond de la terre. Je repensai soudain à mon pays, aux pardons, en Bretagne, à ces processions inouïes autour des sanctuaires de pierre, dans la ferveur et l’unanimité, au moment où le biniou accompagne le chant puissant des fidèles, sous les bannières brodées dont les couleurs soyeuses et mordorées flottent dans le vent comme des notes de musique dans un ciel d’été. Je me revis minot, porté par la joie toute païenne d’être dehors, à l’air libre, étourdi par cette atmosphère musicale et sacrée qui m’enivrait comme un bon vin et faisait des bonds dans mon cœur de gamin rêveur et distrait.
A la Bodega Varsa, rue Rodrigo de Triana, les hommes n’avaient pas la tête des paysans bretons de mon enfance, mais leur visage avait quelque chose d’aussi typé, d’aussi dur, comme si le pays dans lequel ils vivaient, avec ses pierres, ses arbres, ses histoires, en avaient sculpté les traits anguleux à grands coups de ciseaux rageurs. C’était une galerie de tronches inoubliables : hommes au nez fort, au teint glabre où à la barbe dru, aux longs cheveux bruns tirés en queue de cheval, hommes tout de noir vêtus, longilignes ou trapus, le dos toujours légèrement cambré, serrés dans leur petit gilet « à l’espagnol », le menton relevé, le regard fier et le sourire éclatant. Les femmes elles aussi avaient quelque chose de rude dans les yeux : une joie rugueuse animait leur visage brûlé par le soleil, plissait les rides de leur peau brune. La plupart n’étaient pas maquillées ; leur épaisse chevelure tombait en mèches rebelles sur leurs épaules découvertes et leurs voix grêleuses, populaires, déchiraient la nuit comme des poignards volants. De belles filles au corps svelte et musclé ; des femmes plus âgées, au visage buriné ; une vieille emmitouflée dans un grand châle noir, à la peau grise et parcheminée, vieille prêtresse aux yeux plissés assise sur une chaise au fond de la pièce. Quelques mômes gravitaient autour des adultes, malgré l’heure avancée, des gamins aux cheveux noirs, au regard étincelant, allant pieds nus comme certaines des femmes, volant de ci de là comme des oiseaux de nuit.
Au dessus du comptoir ouvrant sur la rue, une large ouverture rectangulaire avait été creusée dans le mur chaulé, par lequel le fameux José prenait les commandes et apostrophait les clients. Deux hommes se tenaient debout, un verre à la main.
« Ola, me lança José tout en essuyant un verre.
- Ola. Tres caña, por favor, signor.
- Caña ? Esta seguro ?
- Heu… Tres cerveza ?
- Cerveza ? Si. »
Il ne comprenait pas bien ce que je voulais. C’était visiblement un problème de quantité, une différence quelconque, du genre de celle qui distingue chez nous le demi, la pinte et le ballon de bière. A l’imitation de Thomas, j’avais préféré le terme caña ( demi ) à celui plus commun de cerveza. Mais à vouloir jouer l’initié, j’étais tombé sur un os : c’est une affaire grave, en effet, quelle que soit la langue, que de nommer avec précision les choses de tous les jours. C’est une question d’identité. José allait et venait du bar au comptoir, me mettant sous le nez des verres de tailles inégales, pour s’assurer de la quantité que je désirais réellement : incapable de comprendre un traître mot de ce qu’il disait, je finis par désigner le verre correspondant au demi français, et le patron hilare s’empressa de tirer trois bières qu’il posa rudement sur le comptoir. Arnaud m’avait rejoint. L’incident mit tout le monde de bonne humeur : une discussion animée sur les différentes manières de désigner la bière à Séville s’engagea entre les clients et le patron, une passionnante digression sur la langue dont nous comprenions l’essentiel grâce aux gestes explicites de nos compagnons, qui riaient bruyamment et nous tapaient sur l’épaule pour accentuer leur propos. Thomas arriva enfin, intrigué par tout ce bruit.
« Amigo mio, lui expliquai-je non sans fierté, nous discutons bières avec ces messieurs. De graves questions de langue ont été abordées. Tu peux traduire ? Ça a l’air intéressant mais on ne comprend pas tout, Arnaud et moi… »
Thomas posa quelques questions au patron, qui s’empressa de le mettre au parfum, visiblement de bonne humeur. Notre ami nous observait du coin de l’œil, un grand sourire aux lèvres. Enfin, il se tourna vers nous et traduisit ce que José lui avait dit, sous les hochements de tête entendus des deux clients avec lesquels nous avions causés.
« En fait, le vocabulaire est un peu différent ici, à Séville, expliqua-t-il. On ne dit pas caña pour un demi, mais una tanque, apparemment. Littéralement : un réservoir, une citerne. Caña, c’est plutôt utilisé à Madrid, à Barcelone, enfin ailleurs, quoi… Désolé, c’est de ma faute, je vous ai induit en erreur… »
Il y eut encore d’autres développements, mais je ne m’en souviens plus. Tout cela est loin, déjà, grignoté, rongé, dissous par l’oubli.
« Tiens, voilà el Señor, tonna José. Alors, vieux loup, qu’est-ce que je te sers ?
- Tanque, por favor, José, répondit l’homme qui s’approchait.
- T’étais passé où, mon beau, le flatta la femme de José, une petite brune au visage sec, aux yeux brillants, dont le corps fin contrastait avec celui du colossal José.
- Des affaires à régler, répondit-il sèchement. Bon, on cause ou on boit ? J’ai soif, moi… »
L’homme répondant au surnom d’El Señor était un tandrajoso, un loqueteux, un errabundo5 traînant à Triana ses guêtres usées jusqu’à la corde. Son visage longiligne, ses joues creusées par la faim, sa fine barbiche grise et son chapeau de paille lui donnait un air étrange, presque distingué, qui évoquait la figure de l’homme de la Mancha, l’improbable Don Quichotte. Il paraissait avoir une cinquantaine d’année ; les yeux cernés mais pétillants de malice ; une chemise blanche en lin, très sale, serrée dans un gilet noir orné de fausses pierres, d’où sortait une égayante lavallière ; un pantalon gris, très large, retenu par une ceinture défraîchie ; des chaussures brunes passablement défoncées, au bout desquelles pointaient un gros orteil et un morceau de chaussette.
« C’est un type qui vient d’arriver dans le quartier, nous apprit un client auquel Thomas posa quelques questions. Un homme étrange, à vrai dire… Qui apparaît et disparaît quand ça lui chante… On ne sait pas trop ce qu’il fait… Il prétend vivre de la manche… Mais tout le monde pense qu’il trempe dans de sales coups, pour arrondir ses fins de mois… Il assure être né ici, à Triana. Les gens pensent que c’est vrai parce qu’il connait l’histoire du quartier comme sa poche… Mais personne ne le connaît, en fait. On dit qu’il est très cultivé, qu’il a perdu sa femme alors qu’il n’était encore qu’un jeune homme… Depuis il vit comme ça, dans la rue… Les gens le surnomment El Señor, le seigneur, rapport à la richesse de son vocabulaire et à son phrasé précieux… En réalité, il s’appelle Juan ou Juanito. Tiens, vous qui êtes français… Il dit qu’il a vécu en France il y a quelques années, avant de venir s’installer à Séville. Vous pouvez toujours lui demander. Mais gare à vous, il n’est pas toujours de bon poil. Gare surtout à son cuchillo6, dont il joue à merveille à ce qu’on dit, quand les choses tournent mal.
- Juanito, en anglais, se risqua Arnaud quand Thomas nous eut rapporté ce que lui avait dit le type, ça donne John. Quand je vous disais que tout ramène aux Beatles.
- Lui reste plus qu’à enterrer Paul, alors, si j’ai bien compris, plaisantai-je…S’il le trouve. »
Je ne me doutais pas en prononçant ces mots ô combien ils étaient lourds de ce qui allait arriver. Grotesquement prémonitoires. Comment pouvais-je imaginer que de telles plaisanteries eussent une si grande dignité, qu’ils puissent être choisis par le Destin pour nous faire voir après coup l’empreinte de ses griffes, la rigueur implacable de son Plan, auquel nul ne peut échapper ?
- Pourquoi on ne lui demanderait pas de tourner pour nous ? Proposa Arnaud. Il a une vraie gueule d’acteur, ce mec… Et sa dégaine, n’en parlons pas, une vraie merveille… On pourrait lui trouver un petit rôle… On demanderait à José, aussi… Hé ! Pourquoi pas ?
- Ouais, on pourrait contacter Pamela Anderson, aussi ? Lançai-je. Tu sais, la nana d’Alerte à Malibu, avec son maillot rouge… Elle est peut-être libre ? »
C’était une allusion à une conversation qui nous avait fait beaucoup rire, à l’aller. Pour passer le temps, Arnaud nous avait proposé un jeu : après avoir choisi mentalement une personnalité plus ou moins connue, nous répondions à tour de rôle aux questions des autres censés deviner son identité. Après quelques tours de chauffe, le nom de Pamela Anderson me traversa l’esprit. Arnaud, dont c’était le tour de m’interroger, multiplia les questions, restreignit considérablement le champ des réponses possibles et sembla même toucher au but, quand à notre grande surprise, il renonça.
« Non, je suis nul pour ces trucs. Je connais rien à la télé, aux séries américaines. Je n’y arriverai jamais. Alors, c’est qui ?
- Pamela Anderson.
- C’est qui, ça ?
- Quoi, tu connais pas Pamela Anderson ? Tu plaisantes ? La bimbo d’Alerte à Malibu ?
- Connais pas.
- Merde, Thomas, on a trouvé le seul mec sur terre qui ne connaisse pas Pamela Anderson… »
On était plié. Arnaud fronçait les sourcils, l’air résigné. Notre sauveteuse aux gros seins ne semblait pas l’émoustiller plus que ça. Tant pis. N’empêche, on avait bien rigolé.
Juste derrière nous, Juanito trempait ses lèvres dans son verre avec une lenteur quasi religieuse. Régulièrement, il jetait un coup d’œil à droite et à gauche : cherchait-il quelqu’un, ou quelque chose ? Il paraissait nerveux.
« T’aurais pas vu Spectre ? demanda-t-il à José.
- Non. Ça fait un bail. Toujours aussi toqué, le garçon ?
- Il a fichu le camp, cet après-midi, pffuit, volatilisé… Il va encore s’attirer des ennuis, le con… Y commence sérieusement à me taper sur les nerfs. Un de ces jours, je vais le planter là, il aura plus qu’à se démerder tout seul… Merde, juste le jour où j’ai besoin de lui…
- Y doit pas être loin, va. Tu le retrouveras.
- Ouais, ouais, j’y compte bien. »
Il se tourna vers nous et accrocha le regard de Thomas. Celui-ci en profita pour lui dire quelques mots. Une conversation s’engagea entre eux, au cours de laquelle l’homme au chapeau sortit d’un sac qu’il traînait avec lui un costume tout chiffonné qui avait du appartenir, il y a bien longtemps, à un torero : mêmes couleurs chatoyantes, bleue et rose, mêmes broderies dorées, quoique passablement élimés, grisés par les années et la pluie. Il l’agita sous les yeux de notre ami, fit de grands gestes, mima une esquive. Quelques instants plus tard, à un mot que prononça Thomas, il se figea brutalement et tendit l’oreille, visiblement intéressé par ce qu’il disait. Il posa alors une foule de questions, puis, brusquement, mit fin à la conversation en se retournant le plus naturellement du monde. Thomas nous traduisit après coup ce qu’ils s’étaient dit, comme il en avait pris l’habitude.
« Il cherche un type qui s’appelle Spectre, nous dit-il, un paumé qu’il a pris sous son aile depuis quelques mois… Je crois que c’est le type qu’on a rencontré tout à l’heure, sur les quais… Il correspond à la description. Je lui ai dit qu’on l’avait vu. Marrant, non ?
Alors que nous causions, Juanito salua d’un geste le patron de la Bodega, puis s’éloigna à longues enjambées en direction du pont de Triana.
- Drôle de type, lança Arnaud. Qu’est-ce qu’il peut bien faire avec l’autre type ? Ça sent l’association de malfaiteurs, leur truc… Ou la confrérie des cinglés.
- Peut-être est-ce un homme au cœur d’or, plaisantai-je, un clochard céleste, un saint. Il aide son prochain, et son prochain est un parfait allumé, c’est tout.
- Quand je pense que Dieu qui entend tout, s’exclama Arnaud en joignant les mains et levant les yeux au ciel, est obligé d’entendre ça ! Miséricorde !
- Un vrai curé de paroisse, m’esclaffai-je. D’où tu sors ça ?
- Un copain m’a sorti ça un jour, ça m’a fait rire. Mais il faut savoir la placer. Choisir le bon moment, le ton qui convient. Sinon ça tombe à plat.
- Certes. Au fait Thomas, c’était quoi le truc qu’il avait dans son sac ?
- Ha oui, c’est vrai… Il prétend être le fils d’un célèbre torero, Manolete... Ce serait un de ces costumes. C’est dur à croire, Manolete, c’est vraiment une figure de la tauromachie… Un type révolutionnaire, qui a créé un nouveau style, plus esthétique, et qui l’a payé de sa vie. Une légende, quoi… Donc, c’est peu probable que… Et puis le costume qu’il m’a montré n’a pas l’air de première qualité… Enfin, bon, c’est peut-être son délire à lui, après tout, ça ne me dérange pas…
- Bon, on en reprend une autre ?
- Bonne idée… »
On resta un long moment à discuter devant la Bodega, heureux d’être là, à goûter la douceur de cette belle nuit d’avril, à des centaines de kilomètres de chez nous. La voix de José continuait de tonner, joyeuse, éclatante. On était bien, chez lui, marins de fortune sur notre îlot de lumière, notre île flottante encerclée par la nuit, et le temps aurait pu s’arrêter, nous ne nous en serions pas aperçus.
Avant de quitter le quartier pour rejoindre l’appartement de Leonor, Thomas insista pour faire un dernier tour : avec un peu de chance, nous tomberions sur un bar où l’on pourrait entendre du flamenco.
« Il y des cours de flamenco dans le quartier, nous apprit-il. Un peu plus haut, je crois. La journée, la porte est souvent ouverte, on peut sûrement entrer pour jeter un coup d’œil. Il faudra qu’on repasse par ici, qu’on se renseigne. »
Après quelques minutes de marche, on déboucha dans les faubourgs. C’était beaucoup moins pittoresque. De grandes avenues flanquées d’immeubles, un univers bétonné, bardé de panneaux et d’enseignes, si caractéristique des grandes villes. Où tout se ressemble, où l’on se sent nulle part et partout à la fois. Seul détail remarquable : l’entrée d’un des fameux corrales de vecinos, dont nous avait déjà parlé Thomas. Des immeubles collectifs assez typiques de la ville, organisés autour d'un vaste patio intérieur, sur lequel s'ouvraient plusieurs appartements. Très en vogue parmi les classes sociales les plus défavorisées aux siècles passés, les corrales tendaient à disparaître de nos jours : on s’arrêta un instant, conscient de la dimension historique du bâtiment, de sa précarité. Face aux lois du marché, à l’accroissement monstrueux des villes, le passé ne valait rien : des mondes entiers disparaissaient ainsi, chaque jour, avec leur beauté singulière et leur mémoire, sous le regard indifférent des promoteurs.
Alors que nous traversions un jardin coincé entre deux immeubles, nous entendîmes résonner une voix d’homme, quelque part, répercutée par les épais blocs de béton. Quelqu’un chantait, là-bas, dans la nuit. J’imaginai les gens autour de lui, les guitares, tout un peuple nocturne embarqué pour la fête, tournant et dansant jusqu’au bout de la nuit.
« Vous entendez, m’écriai-je, il y a de la musique par là-bas ! Allons-y, il se passe peut-être quelque chose… Faut pas manquer ça !
- Ok, allons-y… »
Nous contournâmes l’immeuble par le côté : une large avenue, où passaient en vrombissant quelques voitures attardées, courait le long du bâtiment. La façade écaillée de l’immeuble était creusée à la base, ménageant un espace couvert, soutenu par des piliers, qui pouvait servir d’abri aux résidents ainsi qu’aux gens de passage. Au fond de cette voûte oblongue, s’étirant tout le long, se trouvaient les larges portes permettant d’accéder aux logements. On remarqua vite, dans cette bouche d’ombre creusée dans le béton, de lumineux îlots où fourmillait la vie - trois minuscules débits de boissons aux enseignes grésillantes qui s’enfilaient à intervalle régulière le long du bâtiment. Ils offraient tous les trois à peu près le même aspect. Comme à la Bodega, une partie du comptoir donnait directement sur l’extérieur ; une ouverture rectangulaire avait été grossièrement creusée dans le béton, espace lumineux où, telles des ombres chinoises, s’affairaient d’obscurs tenanciers soucieux de faire tourner la boutique. La porte était grande ouverte, laissant passer la lumière. Des tables en plastique, posées juste devant, faisaient office de terrasse. C’est ce qui pouvait se faire de plus simple en la matière, mais le nombre d’établissements, trois à la suite pour un seul immeuble, offrant les mêmes services à quelque chose près, avait de quoi étonner. Quoiqu’il en soit, une telle abondance ne nous déplut pas, au contraire : ces lumières improbables mordant sur la nuit nous suggéraient une intense activité, perpétuellement entretenue, un espace d’échange où il serait bon de s’immiscer. Et puis il y avait cette voix, cette musique que nous avions entendue. On voulait savoir d’où ça venait. On glissa donc sous la voûte, à la recherche de notre chanteur mystère, excités à l’idée de le trouver, peut-être, dans une de ces tabernas. On inspecta la première, puis la deuxième, mais rien, pas un cantaor, pas un musicien. La dernière, à l’autre bout, concentra alors tous nos espoirs. Là encore, hélas, nos recherches s’avérèrent infructueuses : le bistrot recevait sa clientèle habituelle. La soirée n’était pas particulièrement animée. On s’accouda sur une table haute adossée à l’un des piliers, juste en face du bar : notre longue marche nous avait fatigués.
« On prend un dernier verre, avant de rentrer ? Proposai-je.
- D’accord. Ça fera du bien de se poser.
- Notre chanteur s’est volatilisé, soulignai-je en tournant la tête vers le bar, pour m’assurer une dernière fois que nous avions bien regardé.
- Y a peut-être eu quelque chose tout-à-l’heure… Faut croire qu’ils ont tous fichu le camp d’un seul coup…
- C’est nous qui avons rêvé, les mecs : ce qu’il nous faut je crois c’est une bonne nuit de sommeil… Demain on y verra plus clair. »
Le patron nous servit trois cañas, que nous bûmes à petites gorgées en causant de tout et de rien. De temps à autre, notre petit cercle se réfugiait dans le silence, le regard perdu dans le vide, pensant à autre chose. A près d’une heure du matin, il faisait encore chaud. Des voitures au capot étincelant traversaient le boulevard en vrombissant ; des enfants à demi nus traînaient encore le long de l’immeuble : Séville ne voulait pas dormir, Séville jouait les reines de la nuit.
Alors que nous nous apprêtions à partir, un type assez petit, brun de peau et de cheveux, s’avança vers le comptoir, la main chargée d’un bouquet. A sa démarche chancelante, sa chevelure grasse et ébouriffée, ses dents ruinées et sa veste froissée, on devinait le drogadicto, le camé, le marginado intégral titubant dans les rues depuis le début de la nuit, depuis des jours, depuis des années. Il avait l’air sérieusement allumé. Ses traits secs et anguleux étaient ceux d’un gitano7 : ses cheveux couleur plumes de corbeau, ses yeux sombres et étincelants, sa peau brune, ne laissaient aucun doute. Ce type là était de la famille, un fils de Ram, appartenant au Romani Cel8, un bohémien : sa déchéance suggérait vaguement le sort de son peuple, chassé de Triana pour être enfermé dans de vastes immeubles gris, d’obscures cages à lapins où la vitalité tzigane avait perdu de son sel et de sa liberté. Ainsi cloisonnés, privés de leur terre, de leur sang, certains d’entre eux avaient cherché dans la came le chemin du retour : à défaut de redevenir de flamboyants voyageurs, comme leurs ancêtres indiens, ils étaient devenus des errabundos, des paumés, exhibant leur misère dans les rues de Séville, trébuchant dans la nuit.
L’homme s’adressa à nous : sa voix semblait sur le point de se casser, hasardeuse, fébrile, tirant vers les aigus, éraillée par l’excès d’alcool et de cigarettes. Le patron ne broncha pas. Ce pas de danse improbable, sur le perron de son bar, ne l’inquiétait pas : il faisait partie du décor. Retrouvant son équilibre, le romano nous interpella, agitant sous nos yeux le pauvre bouquet qu’il serrait dans sa main : des branches de romarin, dont l’odeur camphrée nous titilla les narines. Malmenées par leur propriétaire, elles n’avaient pas fière allure : leurs feuilles autrefois luisantes étaient grisées, leur tige brune ne s’élançait plus avec la même vigueur rectiligne, tordue ou cassée lors du trajet ; l’ensemble semblait avoir été écrasé. Thomas se mit à causer avec lui en espagnol. Arnaud et moi écoutions, intrigués. L’épaule droite dangereusement penchée vers le sol, l’égyptien répondait chaotiquement, agitant son romarin pour accentuer ses propos.
Thomas fit un geste en direction du type, puis se retira d’un pas, souriant à demi. Alors, notre gitan défoncé se mit à chanter. Il se figea, se redressa et fit sortir de sa gorge une voix puissante qui nous cloua sur place. C’était un chant espagnol, sans doute flamenco, un de ces cante jondo – chants profonds – dont toute la force réside dans la voix seule, dans ce souffle issu du ventre qui fait vibrer si puissamment le cœur. Il planta son regard dans celui de Thomas, dans ses yeux clairs qui ne cillaient pas. Je me demandai ce qu’il pouvait bien voir. Qu’y avait-il dans ce regard plongé en lui, quelle lumière, quel monde enfoui, quel trésor de l’âme évoqué par une voix sans âge, puissante et brisée à la fois ?
Virgen milagrosa, virgen del rocío
La de los ojos mas hermosos de mi españa
Que es el país mío.…
L’homme, si raide et déglingué il y a à peine quelques secondes, parut un instant tenir le monde dans le creux de sa main, l’enrouler dans sa voix profonde, surgie comme un souffle du centre de la terre. Son chant nous enveloppait puissamment, mais lui, le fils du vent, il n’était plus là. Il était ailleurs, à mille lieux de nous et pourtant si proche par son corps crucifié - là-bas, dans les régions célestes où dansent les anges et bat le cœur lumineux du monde. Son récital ne dura que quelques minutes : mais dans nos cœurs étourdis, elles eurent un goût d’éternité. Un court instant, le temps se figea : sous cette voûte profane dont la laideur n’était plus perceptible, nos âmes entrouvertes se réchauffèrent au feu de ce canta jondo qui creusait la nuit insondable au dessus de nous, en nous, partout.
La de la mirada, dulcemente triste
La mas bonita, la mas guapa, la mas bella
Que en el mundo existe…
Par moments, l’homme fermait les yeux, penchait légèrement la tête en arrière comme pour se ressourcer, se reconnecter. On eut dit un médium pratiquant une sorcellerie évocatoire, prêtant sa voix à l’autre monde. Mais aussi bien un possédé, auquel un pouvoir démoniaque a prêté une vie nouvelle et singulièrement multipliée. Quand il revenait à lui, il plongeait à nouveau son regard dans celui de Thomas qui ne le quittait pas des yeux. Il pouvait avoir trente ans, peut-être plus : ses dents jaunes, ses cheveux poisseux, mal taillés, son visage marqué, creusé par les rides suggérait une vie dure, tissée d’obscurité, du genre qui vous rentre dedans et vous marque au fer rouge, cette vie d’homme dissous qui s’inscrit sournoisement sur le visage, dessinant peu à peu cet air livide et sans âge, ce regard de noyé qui n’en finit plus de sombrer.
La que un día bajo del cielo y se quedo en mi tierra
Y un milagro ha sido,
Porque andalucía es la rosa, que escogió la hermosa
Virgen del rocío9.
Le gitano insista un instant sur la dernière note, puis se tut. Ses épaules se relâchèrent, un voile gris recouvrit ses yeux : c’était fini. A un mot qu’il prononça, Thomas sortit son porte-monnaie et lui donna quelques pièces.
« Il s’appelle Paolo, nous dit-il. Il vend son romarin.»
On lui acheta un peu de romarin, nous aussi. Nous étions encore un peu sonnés. Le type, qui peinait à nouveau à tenir debout, se mit subitement à me dévisager, comme s’il prenait conscience de ma présence. Enfin, il me montra du doigt, hilare, marmonnant dans ma direction quelques mots que je ne pus comprendre.
« Il trouve que tu ressembles à Robin des Bois, m’expliqua Thomas. Ça doit être la barbiche… C’est pas faux, il y a quelque chose... Quelque chose d’Errol Flynn, en fait… En tout cas, ça a l’air de le faire marrer… »
Notre vendeur de romarin m’adressa un sourire entendu, découvrant ses dents jaunes et gâtées. Je lui rendis son sourire. Alors, la messe étant dite et ses affaires faites, il s’éloigna en titubant le long de l’immeuble. A l’angle, il s’évanouit hors de notre vue, absorbé par la ville.
« Etrange, murmurai-je. Ce chant qu’il a sorti d’un coup… C’était si profond, ça venait de si loin… C’est toi, Thomas qui lui a demandé de chanter ?
- Il vendait son romarin. Je lui ai demandé s’il pouvait nous chanter quelque chose… Je crois que c’est lui qu’on a entendu tout à l’heure…
- Il ne te quittait pas des yeux… Ça devait être impressionnant… Qu’est-ce que tu as ressenti quand il te regardait ? Qu’est-ce que tu as vu dans ses yeux ?
- Il ne me regardait pas vraiment, en fait. Son regard était plutôt vitreux… C’est un camé, je pense, ou quelque chose dans le genre…Il était ailleurs… Mais sa voix m’a saisi…
- Qu’est-ce qu’il chantait ? De quoi ça parlait ?
- De la vierge du Rosaire… Virgen del rocio… Une sorte de prière… Ça dit aussi que l’Andalousie est une rose… Et que la vierge y a élu domicile…
- En tout cas, on a bien fait de venir, conclut Arnaud. On aurait eu tort de manquer ça. Et puis le romarin, ça porte bonheur, non ? Au fait, vous avez remarqué ? Il s’appelle Paolo… Paul. Quand je vous disais que tout est lié… »
On fuma une dernière cigarette avant de partir. La voix du gitano continuait de résonner en nous. On l’évoqua à nouveau sur le chemin de retour. Thomas suggéra que nous avions eu là un bon exemple de ce que pouvait être le duende. Le duende, c’était un mot espagnol dont avions beaucoup parlé, à l’aller, un des ces mots noueux dont chaque culture s’enorgueillit et qu’il est souvent malaisé de définir. Dans le dictionnaire de la langue espagnole, que nous avions consulté, le duende avait deux significations. Premièrement, et conformément à l’étymologie du mot, qui dérivait de « dueño de la casa » (maître de la maison), le duende était un esprit qui, d’après la tradition populaire, habitait certaines maisons en y causant quelques dérangements. Une sorte d’esprit follet, de démon ou de lutin qui parcourait et intervenait dans l’intimité des foyers. Le deuxième sens du mot, celui qui nous intéressait le plus, était enraciné dans la région andalouse et la culture du flamenco. Il désignait alors littéralement « un charme mystérieux et indicible. » C’était un esprit, un démon, un ange qui opérait sur le corps des danseuses, dans le gosier des cantaores, ou la cape du torero – un ange qui venait ou ne venait pas. Le duende apparaissait lorsque l’émotion était à son comble, dans ce moment de communion totale qui réunissait le soliste et le public, il était dans l’atmosphère : démon furieux et dévorant, frère des vents chargés de sable10.
Assurément, notre vendeur de romarin avait chanté avec duende. Il s’était inscrit entre deux grandes lignes, l’arc-en-ciel à l’extérieur, et le zig-zag qui serpente dans l’âme11. Il avait eu ce charme indicible, qui vient ou ne vient pas, cette émotion du visible et de l’invisible : sa voix ne jouait plus, sa voix, à force de douleur et de sincérité, lançait un jet de sang.12 Et c’est après l’avoir entrevu puis perdu que la providence nous en fit grâce.
Tout en marchant, nous causions de tout cela. Une image me revint en mémoire. Quelques semaines avant notre départ, nous avions vu un film qui m’avait ébloui, l’histoire de Caco13, propriétaire d’une boîte de strip-tease dans une petite ville andalouse, gitan accablé par la mort de sa fille Pepa, quelques années auparavant, et qu’une dette de sang contractée par son frère envers une famille rivale ( il a tué l’un des leurs ) conduira tragiquement à la mort, sur fond de soirées endiablées et de flamenco. Une des scènes du film nous avait laissé perplexe : on y voyait quatre hommes sur une place ensoleillée, au sommet d’une colline. C’était les hommes de main de Caco, quatre types chevelus aux gueules inoubliables, comme on en voit dans les films de mafia ou les westerns spaghettis. Dans la scène en question, un des quatre durs à cuire se fige subitement, comme s’il avait entendu quelque chose. Il s’approche d’un grand olivier dont les feuilles argentées frissonnent au vent, écarte les premières branches puis glisse sa tête dans l’arbre. Son visage s’éclaire : il sourit. Il appelle ses camarades, qui s’empressent de le rejoindre. S’ensuit alors une scène assez comique où les quatre hommes écoutent l’olivier avec attention, en fermant les yeux. Ecoutez, dit l’homme, un petit trapu à la barbe épaisse et au nez fort, écoutez !... Cet arbre a du duende ! C’était la première fois que nous entendions parler du duende : il y avait là quelque chose de mystérieux que nous ne comprenions pas, et qui nous attira. Ce que nous perçûmes confusément, c’est que le duende était une vibration particulière, rare, qui pouvait s’ajouter aux choses et faire naître une émotion. Dès le début, ce terme nous apparut dans tout son mystère, son intraduisibilité, comme enraciné dans la culture gitane et flamenco, ayant partie liée avec la musique, la magie. Chanter, vivre avec duende, c’était sans doute être touché par la grâce, à quelque chose près. Avec cette pointe de mélancolie et de douleur, qu’on trouve dans tous les cante jondo du monde, cette pauvreté sublime de celui qui n’a plus que sa souffrance, telle qu’on l’entend dans le blues, la gwerz bretonne, le théâtre nô, le fado, etc. Paolo avait chanté avec duende. Il avait puisé profond en lui, dans la misère de son existence : le vendeur de romarin, aussi obsédé fut-il de prendre quelques euros à des touristes de passage, s’était laissé emporter par le tourbillon de sa propre voix, où sa douleur soudain ne trichait plus : son chant désolé nous avait touché parce qu’il semblait porter quelque chose de plus grand que lui, quelque chose d’immense et de consolant qui n’appartenait à personne, mais qui eut le don de nous réunir, l’espace d’un instant.
On traversa à nouveau le pont de Triana, puis on longea le Guadalquivir en direction de la Plaza de España. Nous avions hâte de rentrer : il était plus de deux heures du matin, et la journée à venir s’annonçait bien remplie. Au bout d’une centaine de mètres, je mis la main dans ma poche : la branche de romarin que j’avais acheté à Paolo n’y était pas, contrairement à ce que je croyais. Je fouillai consciencieusement mes autres poches, en vain. J’avais du l’oublier sur la table.
« Hé, les gars ! Je ne retrouve pas mon romarin… Je crois que je l’ai laissé sur la table, là-bas, dans le bar…
- Et alors ? Fit Arnaud. C’est pas grave. Tu ne vas pas faire ton sentimental : ce n’est que du romarin, après tout.
- J’y tiens. C’est un souvenir. Allez-y toujours, je vais aller le rechercher. En courant, je n’en ai pas pour longtemps…
- Si tu veux, je te donne le mien, proposa Arnaud.
- Non merci, c’est gentil mais c’est le mien que je veux. Je sais que c’est bête, mais bon…
- On va marcher lentement, dit Thomas, tu nous rattraperas…
- Ok, à tout à l’heure… »
Je m’éloignai à grandes enjambées, laissant mes deux camarades derrière moi. La nuit était encore agréable : ma course le long des quais, sous les palmiers verts, me procura un sentiment d’ivresse, d’euphorie. Je pris conscience de mon corps, de ma respiration : je me sentis vivant, grisé par cette ville inconnue, dont la nuit rehaussait encore la beauté. J’accélérai ma course. Le décor défilait à toute vitesse devant mes yeux : seul le fleuve semblait impassible, indifférent à mes gesticulations de fourmi. Je voulus courir avec lui, me caler sur son rythme : un instant, je me sentis porté par sa voix ample, traversé par son corps liquide, son cœur vert, phosphorescent, qu’un désir secret toujours renouvelait et jetait vers la mer, à des centaines de kilomètres de là. Il était bien là, mon fleuve, celui dont j’avais rêvé à l’aller. Je le voyais enfin, dans l’ivresse de cette course folle à travers la ville, à la recherche d’une branche de romarin. Je filai à travers Séville : Pont Isabel II, Mechero, Triana, rue Bétis, ruelles enténébrées, avenues, immeubles, lampadaires, toute la fantasmagorie de la ville projetée comme une ombre devant moi, née de l’impulsion de mes pas. L’immeuble au pied duquel nous avions pris notre dernier verre apparut enfin. Je ralentis ma course jusqu’à retrouver le rythme normal de la marche, puis me dirigeai vers le débit de boisson où nous avions écouté Paolo. Je ne trouvai rien sur la table haute, mais en inspectant bien en dessous je finis par trouver ma pauvre petite branche de romarin, coincée contre le pilier. Soulagé, je la mis dans ma poche et m’élançai à nouveau dans les rues, reprenant à rebours le chemin que je venais de parcourir. Il eut été plus court de changer d’itinéraire et d’emprunter le pont de San Telmo pour rejoindre les autres, mais je voulus passer à nouveau par les petites rues du quartier historique et saluer une dernière fois le mechero, avec son horloge décalée.
Juste avant d’accéder à la rue Rodrigo de Triana, au loin, sur une petite place mal éclairée, j’eus la surprise de croiser le visage anguleux d’El Señor. Il n’était pas seul : l’africain était avec lui - son étrange ami Spectre, celui-là même à qui, par le plus grand des hasards, nous avions offert un peu de tabac quelques heures plus tôt. Il l’a donc retrouvé, pensai-je. La discussion était animée : Juanito faisait les cent pas devant son compagnon étrangement muet, grognant dans sa direction. Par moments, il se figeait nerveusement, levait les mains au ciel puis rajustait son chapeau, l’air excédé. Spectre avait l’air de passer un sale quart d’heure. Le motif de leur dispute, j’étais bien incapable de l’imaginer : tout ce que je savais, c’est que la scène avait quelque chose d’inquiétant. J’étais assez loin d’eux : je bifurquai vers la rue Pagés del Corro, abandonnant les deux marginados à leur théâtre nocturne, incertain, leur nuit interlope où la folie, à tout moment, pouvait s’inviter. Je fis une centaine de mètres puis tournai à l’angle de la calle Victoria pour rejoindre la rue Rodrigo de Triana. Les tabernas ayant fermées, il y régnait un silence anormal, à peine troublé par le bruit de mes pas, le passage d’un chat ou le bourdonnement étouffé des réverbères.
Les gradins des arènes espagnoles sont divisés en trois catégories : « Sol » (« Soleil »), exposées au soleil durant toute la corrida, « Sol y sombra » (« Soleil et ombre »), exposées au soleil au début, puis à l’ombre, « Sombra », protégées du soleil dès le paseo14. Les tarifs des places étant indexés sur le confort, c'est-à-dire leur ombrage, cette division correspond également à une division sociale : les places au soleil sont généralement plus populaires et plus animées. Ce soir-là, quand tout commença dans l’immobilité sourde, orageuse, de la rue Rodrigo de Triana, le Destin implacable sembla prendre un malin plaisir à me choisir la meilleure place pour assister au spectacle funèbre qu’il avait préparé, un siège dans les plus beaux gradins, dans les "Sombra". Je n’avais rien demandé, mais voilà que j’y étais, dans les ténèbres, à deux pas de l’arène : dans une fraction de seconde les portes allaient s’ouvrir, le sacrifice aurait lieu, et moi, unique spectateur dans les gradins, je serais là pour le voir.
J’entendis des bruits de pas dans mon dos : un homme courait à toute allure, comme s’il fuyait quelque chose. Quand il me dépassa, nos regards se croisèrent: c’était Paolo, le vendeur de romarin. Il était en sueur, et paraissait terrifié. Que se passe-t-il ? Me dis-je. Pourquoi court-il comme ça ? Je criai quelques mots en anglais, pour m’assurer que tout allait bien. Il ne me répondit pas. A peine le temps de réfléchir et j’étais jeté à terre par un violent coup d’épaule. L’africain, dont je vis passer le visage sombre au dessus de moi, m’étais rentré dedans sans ménagement : j’étais sur sa route. Il fila dans la rue, visiblement à la poursuite de Paolo. Je me relevai, un peu sonné, et me mis à leur recherche, les mains tremblantes. Je sentais les pulsations de mon cœur, l’accélération soudaine de son rythme sous l’effet de la peur. Calle Pelay Correa, calle Pureza, Duarte, calle Betis enfin, où je les aperçus à nouveau, ombres inquiétantes courant le long des quais, juste au-dessus du fleuve. Je les suivis. Paolo perdait du terrain. L’ombre de Spectre se rapprochait dangereusement. Il n’avait pas l’air de plaisanter. A l’approche des escaliers qui menaient à la Plaza del Altozano, où se dressait la chapelle de la Vierge del Carmen, Paolo se retourna avec vivacité et poussa l’africain qui roula lourdement sur le sol. Quand il se releva, les deux hommes s’affrontèrent un instant du regard. Spectre sortit un couteau de la poche de son manteau : la lame de son cuchillo brilla dans l’obscurité, d’un éclat sinistre qui déchira la nuit. Il sourit. Il avait l’air d’un enfant qui va jouer un vilain tour. Paolo était blême. Il grimpa les escaliers quatre à quatre, en direction du pont : là-bas, de l’autre côté, peut-être avait-il une chance de s’en sortir. Le gitan s’engagea sur le pont, hors d’haleine, puisant dans ses réserves pour se remettre à courir. Au bout de quelques mètres, il s’arrêta subitement. Adossé à un lampadaire, au milieu du pont, El Señor lui barrait la route : son ombre s’allongeait grotesquement, lézardant la balustrade de pierre. Il fumait une cigarette, immobile, menaçant. Des quais de la rue Bétis, en contrebas ( je m’y étais arrêté pour reprendre mon souffle ), je pouvais presque distinguer son visage. Comment avait-il fait pour se retrouver là, alors que je l’avais vu, il y avait à peine un instant, sur cette petite place, là-bas, en compagnie de l’africain. C’était diabolique. Tout cela n’est pas réel, me dis-je. Ce n’est qu’un mauvais rêve. Sans doute allais-je me réveiller enfin dans l’univers or et pastel de Leonor, loin de cet enfer nocturne où tout allait trop vite. Que faire ? Le gitan se retourna et fila vers la plaza del Altozano, complètement déserte à cette heure. Spectre l’y attendait, son couteau à la main. Le gitan eut un geste d’hésitation, puis s’immobilisa. Il était à mi-distance de chacun de ses poursuivants. Il y eut un long moment où rien ne se passa. La ville entière paraissait engourdie, frappée de stupeur. Ce fut Paolo qui bougea le premier. Subitement, il redressa les épaules et marcha droit devant lui. Quand il ne fut plus qu’à deux mètres de l’africain, ce dernier s’élança furieusement, son couteau tendu devant lui, cherchant le ventre du gitan. Il accompagna son geste d’un cri rauque, affreux, qui me glaça le sang. Paolo ne broncha pas. Au dernier moment, il fit un pas sur le côté, esquivant la charge, puis tournant sur son pied avant, exécuta une pirouette qui l’amena dans le dos de l’africain, dont le corps lourd avait frappé dans le vide. D’un geste du pied, il le frappa dans le dos. Le dénommé Spectre perdit l’équilibre, tenta désespérément de se retenir, en vain : il roula par-dessus la balustrade et bascula dans le fleuve. Un long cri hystérique déchira la nuit, vite recouvert par la rumeur de la ville et le chant discret du Guadalquivir. Alors, Paolo voulut fuir. Peine perdue : à peine s’était-il retourné qu’il cria de douleur, ramenant brusquement ses mains au niveau du ventre. El Señor se dressait devant lui, un mauvais sourire aux lèvres, l’œil étincelant. Je compris avec horreur qu’il venait de lui enfoncer la lame de son cuchillo dans les viscères. Paolo ne le quittait pas des yeux. Pâle comme la mort, il s’accrochait à ce dernier regard qui certes n’était pas un regard fraternel, un regard d’amour. Son visage se durcit. Il cracha au visage de son bourreau, puis se retira d’un pas, brutalement, hurlant de douleur quand la lame glissa hors de ses entrailles. Des quais où je me trouvais, spectateur impuissant et figé, j’assistai alors à une scène incroyable. Paolo, aux portes de la mort, se mit à danser. Il y avait eu du duende dans son esquive de l’africain, tout-à-l’heure, un sens aigu du temple15 qui s’était matérialisé dans cette pirouette improbable exécutée au moment le plus critique, quand le danger était le plus grand. Il y eut assurément du duende dans l’ultime danse du gitan, quelque chose de désespéré qui se jouait de la mort, une dernière accolade, un dernier pas de deux. Il rejeta son buste en arrière, éleva et arrondit les bras, tournant les paumes des mains vers l'extérieur : c’était une sévillane, la danse même de la séduction. La femme avance, puis se dérobe, elle aguiche d'un pli relevé de sa jupe. Les corps se frôlent, ne se rencontrent pas ; ce sont les yeux qui jouent, les regards plantés l'un dans l'autre, et c'est seulement dans le dernier geste qu'enfin la femme s'abandonne dans les bras de son danseur. Paolo, en cet instant fatal, était une femme dansant avec la mort. Il fit une série de quatre pas d’une légèreté inouïe, puis s’immobilisa au-dessus du fleuve, un bras en l’air, suspendu à la nuit. Dans une sévillane, cet arrêt, qu’il faut marquer nettement, s’appelle le bien parado – l’arrêt bien fait, celui qui précède la fin. Au terme de ce geste incroyable exécuté aux portes mêmes de l’Enfer, de cet arrêt bien fait qui continue de hanter ma mémoire, le gitan s’abandonna dans les bras de la Mort, dont l’ombre funeste s’abattit sur lui sans un bruit. Son corps se détendit puis bascula dans le fleuve : on entendit un bruit d’eau, un son bref et musical, puis plus rien, juste le doux frémissement du fleuve entre les quais, dans la nuit paisible et silencieuse. C’était fini.
J’étais là. Tout était allé trop vite. Je vis l’africain émerger de l’eau, sur l’autre rive, les mains agrippées aux barreaux d’une échelle métallique. El Señor était toujours sur le pont, la tête penchée au-dessus de la balustrade.
« Hé! Criai-je. Vous l’avez tué ! Paolo ! Vous l’avez tué ! »
El Señor me dévisagea un instant, évaluant la situation. Je croisai son regard implacable, étincelant dans l’obscurité. J’étais un témoin gênant. Mon cœur battait à tout rompre, j’avais du mal à respirer. J’aurais du intervenir plus tôt, me disais-je, j’aurais du faire quelque chose. Ce type est fou. Il a tué Paolo. Tout est allé trop vite. Je me mis à courir en direction du pont. En un éclair, je montai les escaliers. La silhouette du mechero se détachait au dessus de moi : j’imaginai libérer le monstre de feu qui s’y cachait, dieu vengeur réclamant son tribut, armant mon bras d’une fureur surhumaine. Je ne savais pas ce que je faisais. Je courais, je volais. Tout se mélangea. El Señor n’était plus là. L’oiseau s’était envolé, aussi mystérieusement qu’il était apparu. J’étais seul sur le pont.
*
Le corps de Paolo fut retrouvé deux jours plus tard par les plongeurs de la police espagnole. Le soir même, je m’étais rendu à la guardia civil, où mon témoignage fut pris très au sérieux. Spectre fut arrêté un mois plus tard, à Grenade, pour vol à l’étalage : il était français, originaire de Bordeaux, habitué des hôpitaux psychiatriques. El Señor était introuvable. Après enquête, il s’avéra que le meurtre de Paolo était lié à un trafic de drogue qui avait mal tourné. Un petit business sans envergure, d’autant plus dangereux qu’il n’était pas organisé. On n’en savait guère plus.
« Ce n’est pas le premier, m’assura un policier, et c’est loin d’être le dernier. Ça dégénère vite dans ces milieux-là. Le flingue et le couteau, ils ne connaissent que ça C’est leur façon de régler les problèmes. »
Pour moi c’était le premier, et pas n’importe lequel : c’était Paolo. Je le connaissais, un peu du moins, juste assez pour que sa mort me touche, comme m’avait touché son cante jondo, ce soir-là Pourquoi nos vies avaient-elles été liées ainsi ? Ce mystère me hantait. Il m’obsède encore. Je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a là-dessous un signe, un sens caché, enfin, quelque chose. Je n’aurais pas du être là. Ce que j’ai vu ce soir-là, je ne l’oublierai jamais.
Il existe une curieuse théorie affirmant que le flamenco est le nom d’un couteau ou d’un poignard. Dans la saynète « El Soldado Fanfarrón », écrite par González del Castillo au XVIIIe siècle, on peut lire: « El melitar, que sacó para mi esposo, un flamenco » ( Le militaire, qui sortit pour mon époux, un flamenco ). Lorca, évoquant le duende, dit quant à lui que c’est dans les ultimes demeures du sang qu’il faut le réveiller. Paolo le savait, je crois, c’était inscrit dans son corps supplicié mais vivant. Il savait que le flamenco, le duende, est un poignard qu’on prend dans le ventre, et qui fait danser. Ça commence et ça finit toujours comme ça. Sa mort n’est peut-être pas tant liée à la drogue, à El Señor, qu’à ce spectaculaire goût du sang qui caractérise les hommes, depuis l’aube des temps, ce besoin ancestral d’endormir leur propre violence en lui donnant la dimension collective du sacrifice, en la détournant et la concentrant sur un seul individu. Paolo m’apparaît parfois comme un Christ andalou, poignardé sur un pont pour apaiser la colère des dieux, à la veille d’une fête cruelle où le sang serait versé pour le plus grand plaisir de la foule. Il avait payé pour tous les hommes, pour les taureaux immolés, les matadors, toute la dramaturgie de la Feria que Séville s’apprêtait à jouer, au lendemain de la semaine sainte.
Avant de quitter Séville, quelques jours plus tard, je voulus une dernière fois saluer le Guadalquivir. C’était la dernière demeure de Paolo. J’y jetai ma branche de romarin, en guise d’adieu au cantaor, le cœur serré par l’émotion.
La vie n’est pas un long fleuve tranquille. Il y a des jours qu’on n’oublie pas, qui se détachent avec obstination du reste de notre existence, des jours (mais aussi bien des nuits) dont le souvenir creuse d’anfractueuses galeries dans notre âme, des jours immenses, brûlants, dont l’inquiétante densité a de quoi faire perdre la tête. La vie n’est pas un long fleuve tranquille : on peut s’y perdre et y sombrer, mais si c’est le cas, autant le faire avec duende.
Si me s’ajuma er pescao
y desenvaino er flamenco
con cuarenta puñalás
se iba a rematar el cuento16.
Notes
1 Minaret construit au douzième siècle qui surplombe la mosquée cathédrale.
2 La Feria de Abril est la grande fête populaire de Séville, organisée depuis 1847. Des dizaines de milliers d'autochtones et de visiteurs évoluent sur une vaste esplanade (le Real de la Feria) décoré et illuminé. Y sont regroupées des centaines de casetas : des baraques colorées, où l’on boit, mange et danse jusqu’à épuisement, au rythme de la sévillane. La journée, le Real est le théâtre d’un défilé équestre informel, et des corridas sont données chaque soir. (Nda)
3 Bassin dans certains ports, notamment en Méditerranée.
4 Claquements de mains.
5 Vagabond
6 Couteau
7 À leur arrivée en Grèce au IXe siècle, les Tsiganes se sont regroupés dans le Péloponnèse au pied du mont Gype. Par la suite, les voyageurs italiens appelèrent ce lieu «la petite Égypte» et leurs habitants Egyptiano. Le même mot a donné Gitano en Espagne et au Portugal, puis Gitan en France et Gypsy en Grande-Bretagne. En France, le mot gitan désigne les Tsiganes du Midi vivant près des Saintes-Maries-de-la-Mer. (Nda)
8 Les Tsiganes forment un peuple indo-européen d’origine indienne. Il s’agit des Kshattriyas qui, venus du nord de l’Inde, sont arrivés en Grèce au IXe siècle. Puis, au XIIIe siècle, les Rajputs les ont rejoints.
Ensemble, ils ont formé la Romani Cel – le peuple tsigane – d'où leur surnom de «Romanichels», mais ils se nomment eux-mêmes Romané Chavé, c'est-à-dire «fils de Ram» (héros de l'épopée indienne Ramanaya). Quant à bohémien, il désignait à l’origine un individu muni d’une lettre de recommandation des rois de Bohême : les premiers tziganes arrivés en France venaient de cette région de la République Tchèque actuelle, d’où leur surnom. (Nda)
9 "Vierge miraculeuse, Vierge du Rosaire
Celle qui a les plus beaux yeux de mon Espagne
Qui est mon pays…
Celle au regard doux et triste
La plus jolie, la plus noble, la plus belle
Qui soit au monde…
Celle qui un jour descendit du ciel, pour rester sur ma terre
Et ce fut un miracle
Car l’Andalousie est la rose, que choisit la superbe
Vierge du Rosaire"
( Traduit par Thomas Uguen )
10 Federico Garcia Lorca
11 idem
12 Idem
13 Vengo, de Tony Gatlif, 2000.
14 Dans le monde de la tauromachie, on désigne par paseo (de l'espagnol : promenade) ou paseíllo le défilé des matadors, de leur cuadrilla et de l'arrastre, en ouverture d'une corrida ou novillada. Il est mené par les alguazils, hommes chargés de faire la police dans l’arène.
15 Voir page 11.
16 Si le poisson brûle / et si je sors mon flamenco / avec 40 coups de poignard / allait se terminer l’histoire. Extrait d’une Copla (chanson) reprise par Rodríguez Marín.
Prose#2 La fin de la philosophie (2011)
LA FIN DE LA PHILOSOPHIE
Et autres balivernes
(Recueil)
Quand je pense à toutes les claques
que je n’ai pas osé donner dans ma vie,
j’ai presque envie de m’en coller une.
L’humanité produit par intermittence
des gens rigolos.
« Il faut vivre sous le signe d’une désinvolture panique, ne rien prendre au sérieux, tout prendre au tragique. »
Roger Nimier
"Ô misérables esprits des hommes, ô cœurs aveugles! Dans quelles ténèbres, parmi quels dangers, se consume ce peu d'instants qu'est la vie! Comment ne pas entendre le cri de la nature, qui ne réclame rien d'autre qu'un corps exempt de douleur, un esprit heureux, libre d’inquiétude et de crainte?"
Lucrèce, De Natura rerum
Aux anciens
Membres et amis
Du défunt
Collège de
Littérature Préhistorique
Et
A Virginie
Ma première
(Et plus redoutable) lectrice
Je dédie ce recueil
AVANT-PROPOS
La Fin de la philosophie et autres balivernes est un recueil de textes brefs écrits par l’auteur entre 1996 et 2005.
Un grand nombre d'entre eux ont été publiés une première fois dans "Le Phylute Ombilique", revue brestoise et organe littéraire du "Collège de Littérature préhistorique", dont l'aventure a pris fin en 2006 après 10 ans d'existence.
Chroniques amusées de la vie quotidienne, récits fantaisistes et drolatiques, réflexions alambiquées, La fin de la Philosophie et autres balivernes est une boite à musique biscornue mais résolument poétique, au sens sauvage du terme.
TABLE DES MATIERES
Avant-propos 11
LA FIN DE LA PHILOSOPHIE
La peau du personnage 19
Scandale 21
Le rituel du fromage blanc 27
Vieux père 31
Départs 35
Le principe du parasol 39
Coup de bambou 45
Jardin public 53
Dialectique 57
La fin de la philosophie 59
Le vortex de l’entonnoir 61
Le premier venu 67
Modeste 76
Le phénomène humain 79
En toute simplicité 83
Le paresseux et moi 85
Expérience culinaire 89
Le cinquième convive 93
L’homme de verre 99
Généalogie de la mandale 105
A l’abordage 111
Leçon de courtoisie 115
La politesse est un art 121
Le malheur des autres 129
Mettre à la porte 135
Refermer la porte 143
Une invention formidable 153
Télécommunication 157
L’univers professionnel 165
Le mystère est à l’intérieur 173
Un mal étrange 179
Métaphore printanière 183
L’émotion de monsieur Serrure 189
Le pince sans rire 193
Un écrivain rochecanois (Ferdinand Loisillon) 197
Septimus et Moripon 199
Sagesse du Gourdin 211
Un homme bon 213
Ma chambre 217
Voyage en préhistoire 219
Chacun de nous est un désert 221
Au-delà de la colline 227
Dans la lune 243
Eclat intérieur 249
Lumière 251
Ruine flottante 255
Révolte 257
Les paumés du petit matin 259
La tour Tanguy 263
Escaliers 267
Le Pont de Recouvrance 271
Eternel Etudiant 273
Distrait 275
L’esprit d’escalier 279
L’Observatoire 285
Elévation 287
La masse manquante de l’univers 289
I want to worry 291
LA PEAU
DU PERSONNAGE
Enfant, je croyais que les adultes étaient réellement des adultes, c’est-à-dire des gens qui avaient réussi, Dieu sait comment, à répondre aux terribles questions que je me posais, et qui savaient exactement ce qu’il fallait faire en toutes circonstances. Je me disais qu’un jour je serais comme eux. Mais tout cela était si lointain, si étranger à mon esprit qu’un tel changement me paraissait finalement assez improbable : j’espérais vaguement que le temps fasse son œuvre et me transforme comme par magie en un adulte accompli, sûr de lui, imperméable à toute forme d’angoisse et de culpabilité.
Maintenant que je suis passé de l’autre côté du miroir, je sais que les adultes ne sont pas réellement des adultes : ils sont entrés dans la peau du personnage, c’est tout.
SCANDALE
Un jour, mes parents ont décidé de m’envoyer dans les Pyrénées, en colonie de vacances. J’avais dix ans, c’était l’été, et l’expérience s’étalait sur trois semaines. Des logements où nous résidions, nous avions vue sur la montagne : la cime enneigée se dressait fièrement au-dessus de nous, lointaine, inaccessible, et nous ne nous lassions pas d’admirer cette grande dame austère dont la beauté nous emplissait les yeux, dès le réveil.
Bien entendu, je tombai amoureux. Une jeune fille aux cheveux blonds, au sourire éclatant de petite princesse habituée à plaire. Je l’aimais comme on aime à cet âge : légèrement, poétiquement, secrètement. Je n’avais rien à déclarer : j’aimais être avec elle, lui parler, la faire rire, c’était déjà beaucoup de ne pas être invisible, d’être apprécié. Quand je me retrouvais seul, je rêvais que j’étais amoureux d’elle. C’était une pensée très agréable, légère, enivrante, que pour rien au monde je n’aurais voulu confronter à la réalité. Il me suffisait de l’imaginer : les complications qui dans mon esprit suivaient immanquablement toute demande explicite en mariage, et notamment l’aspect pratique du premier baiser, achevait de me conforter dans ma décision de ne rien faire. Elle m’aimait bien : que demander de plus?
Je me souviens d’une randonnée en montagne où nous étions restés côte à côte durant tout le trajet. C’était inespéré de pouvoir rester seul aussi longtemps avec elle, et j’en garde encore un souvenir impérissable. Nous avions discuté du monde des adultes, qui était étrange, et de toutes sortes de choses qui nous ne comprenions pas très bien. La gravité de nos propos nous enchantait, et rendait nos pas plus légers sous le soleil brûlant de juillet. Nous marchions comme à l’unisson, c’était charmant.
Un jour, pourtant, cette complicité fut mise à mal par un événement que je perçus comme une douloureuse trahison, tant je l’adorais. Mon meilleur ami m’avait accompagné là-bas. Beau garçon au regard dur et au tempérament vif, il avait une réputation de séducteur. Ce jour-là, alors que je m’étais rendu au dortoir des filles pour y voir ma princesse, je trouvai la porte close. Derrière la cloison, j’entendais quelques rires étouffés, puis la voix de mon ami qui m’avertit qu’il avait fermé la porte et que je ne pouvais pas rentrer. Pourquoi a-t-il fait cela? Nous n’avons jamais eu de véritable explication à ce sujet. Quoi qu’il en soit, l’indignation et la jalousie m’étreignant le cœur, et je me mis à tambouriner violemment contre la porte pour manifester mon mécontentement. « Ouvre-moi, criai-je tremblant de colère, tu n’as pas le droit de faire ça. » A quoi répondirent de nouveaux ricanements.
« Sors de là, salaud, dis-je alors, tu n’es plus mon ami »
Je pleurai de colère, impuissant et rageur. La porte s’ouvrit brutalement : c’était lui, l’œil étincelant. Nous nous jetâmes l’un sur l’autre, prêt à en découdre. Suivit une lutte désordonnée qui tenait plus du judo que du combat de boxe, un corps à corps confus que nos camarades interrompirent bientôt en se jetant sur nous pour nous séparer, avant que les choses ne tournent mal. Encore écumant, nous nous insultions vertement, mais le cœur n’y était plus. Chacun partit de son côté, cachant son désarroi derrière un air superbe et belliqueux. Deux heures plus tard, nous étions réconciliés.
Quelques années plus tard, je racontais cette anecdote dans une rédaction. Notre professeur de français était une jeune femme sympathique, quoique assez bourrue. A propos de l’événement que je viens de raconter, j’avais noté dans ma rédaction que durant notre courte lutte je ne voyais plus rien tellement je pleurais ou quelque chose d’approchant. Quand le professeur nous rendit nos travaux, j’eus la surprise de lire dans la marge ce commentaire scandaleux : N’exagérez pas, tout de même !
Qu’on se le dise, je n’ai pas exagéré, n’en déplaise aux partisans d’un réalisme plus vraisemblable. Voila pourquoi, bien des années plus tard, je persiste et je signe : ce jour-là, j’ai frappé au hasard, tant les larmes m’embuaient les yeux et la rage m’obscurcissait le cœur, et je ne vois toujours rien d’extraordinaire là-dedans.
LE RITUEL DU FROMAGE
BLANC
Comme tout le monde, quand j’étais môme, j’avais ce que l’on appelle précieusement un monde intérieur, un monde à moi où je pouvais me réfugier quand la réalité devenait trop ennuyeuse, ou trop absurde. Ainsi naquit le rituel du fromage blanc.
Je suis une sorte de cuisinier royal, un génie de la bouffe dont le talent inouï s’exprime plus particulièrement dans la préparation du fromage blanc « nature ». Le rituel se déroule de la façon suivante : je décolle d’un coup sec l’opercule qui ferme hermétiquement le pot en plastique, m’empare fiévreusement du lait demi écrémé (en brique, modernité oblige) et du sucre en poudre, et, après quelques secondes d’intense concentration, procède lentement à la concoction de la mixture royale. Il s’agit de doser savamment le mélange du sucre, du lait et du fromage blanc : la tension est extrême, le résultat doit être parfait (ma réputation aussi bien en dépend). Ma virtuosité dans le maniement de la cuillère m’amène rapidement à l’union mystique des trois substances, et parfait alchimiste du yaourt, je contemple bientôt, triomphant, la matière blanche et onctueuse que ma science exemplaire a su créer. Repos de courte durée, car il est déjà l’heure : le goûteur va intervenir.
Ce dernier arrive pompeusement, d’un autre tréfonds de mon âme, conscient de son éminente dignité, mais jamais complètement rassuré, à cause des risques du métier. Le Roi est un homme tyrannique qui a une peur bleue de mourir empoisonné, malgré les démentis répétés de sa cartomancienne. Il a ainsi ordonné au moins drôle de ses bouffons de remplir l’office de goûteur, et de mourir à sa place, le cas échéant, pour la noble cause, bien sûr. Voici donc le goûteur qui s’avance, qui s’assoit devant le pot en prenant cérémonieusement la cuillère : c’est le moment crucial, il y va de la réputation de celui-ci, de la vie de celui-là, et de la confirmation de son altesse dans le délire de son idée fixe. Le goûteur engloutit une première cuillerée, la main tremblante et la sueur au front. Chacun se regarde, l’air perplexe, personne ne pipe mot. Puis l’attente commence, interminable, au moins une heure (une de mes heures). Le soulagement se fait de plus en plus nettement sentir sur le visage du bouffon, qui se reprend à fanfaronner, à faire la roue et à sautiller comme un lémurien : « Je suis vivant, je suis vivant ! » répète-t-il, et il se retire en chantonnant. C’est le signal : le Roi va pouvoir dîner. Je me coiffe de ma royale couronne, qui étincelle dans la nuit de mon cœur enfantin, et goûte enfin l’exquis dessert, fruit de tant d’attention. « C’est excellent, encore une fois, mon cher. Vous êtes un maître, véritablement, et votre fromage est un délice qui doit nous être envié au plus haut des cieux... » Je proteste vigoureusement : « je n’ai fait que mon devoir, mon altesse... » mais au fond je jubile, je triomphe, la joie dilate mon cœur, je vole. C’est la gloire.
A la fin tout se délie et s’apaise, magie de l’âme rêveuse, tout se fond et s’unifie dans les profondeurs, jusqu’à l’atterrissage, parfois brutal : « combien de temps te faut-il donc pour manger un yaourt? Mange au lieu de rêvasser ! » Et moi de finir mon dessert, soufflant, maugréant, vexé qu’on ne me reconnaisse pas à ma juste valeur, qu’on me dénie les saints lauriers dont m’a couvert la propre main d’un roi.
Ce genre de rituel, quand il n’était pas brutalement interrompu, comme ici, me procurait des joies immédiates et positives, et me redonnait confiance en moi, quand j’en avais besoin, et j’en avais souvent besoin, comme tout le monde.
VIEUX PERE
Jusqu’à l’âge de cinq ans, j’ai bien connu mon arrière-grand-père paternel. On l’appelait Tad-koz, ce qui signifie vieux père en breton – autrement dit : grand-père. C’est comme ça qu’on appelait les anciens. Moi, je ne pensais pas que ça voulait dire quelque chose, je croyais que c’était son vrai nom, un nom un peu étrange certes, mais qui lui allait bien, qui collait bien à son visage anguleux et décharné : Tad-koz4.
Il m’aimait beaucoup, m’a-t-on dit. Je crois que je le savais avant qu’on me le dise. Nous avons passé beaucoup de temps ensemble, chez ma grand-mère, à Poulguinan. Tad-Koz, c’était ma nounou, en quelque sorte.
Il me parlait uniquement en breton. La légende veut que s’il avait vécu quelques années de plus, j’eusse été parfaitement bilingue. C’est possible. Je ne me souviens de rien à ce sujet, la seule chose que je sais c’est que nous nous comprenions parfaitement, et que j’étais heureux d’être avec lui. Il me demandait souvent d’aller chercher sa canne, sous l’escalier, ce qui me transportait de joie. Il me semble qu’il prenait un air faussement sévère, impérieux, comme s’il m’investissait d’une mission sacrée – dont je devais m’acquitter avec la plus grande célérité et le plus grand respect. Il savait me rendre important à mes propres yeux. Je revois encore sa canne, précisément. La pénombre, sous l’escalier. Son regard noir et pétillant quand je revenais.
C’était un type chouette. Il savait faire bouger sa casquette sans déformer les traits de son visage. Ses oreilles aussi. C’était étrangement drôle. Nous lui demandions souvent de le faire, mon frère et moi, s’étonnant à chaque fois de la prodigieuse maîtrise qu’il avait de la peau qui recouvrait son crâne, qu’il semblait faire onduler à sa guise. L’âge avait du la distendre. On cherchait le truc, c’était le jeu. Lui, il répondait toujours à nos vœux sans rechigner : il aimait voir nos yeux ronds qui l’admiraient. Quand il avait fini, on s’essayait à notre tour, avec empressement, mais sans succès : le nez se tordait, ou la bouche, enfin ça donnait lieu à des grimaces indescriptibles qui faisaient rire tout le monde. En la matière, mon grand frère était plus doué que moi, tout de même, surtout pour les oreilles.
J’ai connu mon arrière-grand-père les cinq premières années de ma vie. Il m’a marqué assez profondément pour que je m’en souvienne. Il m’a tenu lieu de grand-père, mon grand-père paternel ayant disparu l’année où je suis né, quelques mois avant, créant un vide que Tad-Koz a su combler.
DEPARTS
A Franck et Erwan
Ce mois-ci, j’ai accompagné deux amis, l’un à l’aéroport, l’autre à la gare. Assister au départ d’un proche n’est pas une chose ordinaire, c’est même un moment étrange, irréel, et qui laisse dans la bouche un petit goût amer. Ça commence par l’annonce du départ, quelques semaines ou quelques mois auparavant, qui pour bien faire doit surprendre tout le monde. Exemples (parmi tant d’autres) : « Tiens, au fait, j’ai décidé d’aller chercher du boulot à Mayotte. J’ai déjà mon billet, je pars en septembre ». Ou : « Ma demande pour un service long en tant que volontaire aide technique a été acceptée. Je vais passer seize mois en Guyane, à Cayenne : mon départ est prévu dans un mois. ». Passé le moment de surprise, inévitable - à moins d’être totalement blasé - et les innombrables détails dont on s’enquiert, pour masquer son émotion - Où vas-tu loger? Qui t’accueillera? Comment allons-nous communiquer? (Téléphone, fax, courrier, Internet, hirondelle, bouteille à la mer - tout sera bon, jurons-nous !) etc. - passés, donc, ces moments d’exaltation, la date du départ devient bientôt un point vague sur le calendrier, une échéance lointaine et improbable qui s’imprime mal dans notre agenda personnel, dans notre esprit absorbé par le dangereux casse-tête de la vie quotidienne. Pourtant, quelques semaines avant le jour fatidique, on se voit plus souvent, et la bière nourrit les confidences, prolonge les nuits : on rappelle les vieux souvenirs, tout en évoquant les inquiétudes nouvelles. On disserte sur la vie, l’amitié : l’avenir est ouvert, on oublie tout. Puis vient l’heure du dernier repas, ou du dernier verre avant le départ - fêté solennellement, comme il se doit, presque un anniversaire : tout le monde est heureux, un peu gris, et l’on commence à réaliser l’imminence de l’événement. Celui-ci survient en général quelques jours plus tard : « Je serai là » a-t-on assuré, avant de lancer une plaisanterie douteuse, pour noyer le poisson, comme on dit. Nous voici donc sur les quais de la gare ou dans le hall de l’aéroport, les mains dans les poches, un peu nerveux. Si notre ami est de nature anxieuse, il nous communique instantanément son anxiété. S’il ne l’est pas, son apparente tranquillité ne nous est pas d’un plus grand secours : c’est un moment un peu ridicule, où, malgré la vieille complicité, il n’y a pas grand chose à dire. C’est un moment de non communication absolue, où seul compte le fait d’être là, présent. L’attente ne dure pas plus d’une demi-heure : il est l’heure de partir. Tout le monde se presse vers les quais, un peu ému, mais n’osant l’avouer : voici l’heure étrange des embrassades, des poignées de main, des adieux brefs et poignants, et tout cela dans la joyeuse confusion des sifflets et des appels micro : « Les voyageurs à destination de ... sont priés de se rendre... » Enfin notre ami disparaît, emporté par un train ou absorbé par un couloir d’embarquement : ça y est, il est parti.
C’est le moment le plus dur. La raison de notre présence a disparu : on se retrouve seul sur les quais, ou dans le hall. Rien n’a changé, c’est nous. On a l’impression de sortir d’un long sommeil, comme engourdis, et cette fois-ci il n’y a vraiment plus rien à dire : ce n’est pas triste, c’est vide, comme une petite mort et un faux enterrement. « C’est moins dur quand c’est nous qui partons » me dit un ami.
On échange quelques mots, puis on se quitte confusément, pour goûter enfin à cette solitude essentielle qui donne la vraie mesure du départ.
COUP DE BAMBOU
"Ce sera tout?"
Mon boulanger.
La nuit était tombée d’un coup, comme à l’ordinaire dans ces pays-là. La lumière avait d’abord décru imperceptiblement, cessant de faire luire les palmiers, les badamiers, les M’manga - manguiers aux branches noueuses et ramifiées, les plants d’Ylang-ylang ou de vanille, cette explosion, enfin, de vert intenses et voilés, que l’humidité fait scintiller en plein jour, sous le soleil cuisant de Mayotte. Ce dernier se couchant de l’autre côté de l’île, nous n’eûmes pas le loisir d’assister à l’embrasement du ciel et de la mer qui fait le charme des fins de journées sous ces latitudes : en quelques fractions de secondes, à la faveur de notre distraction, le monde luxuriant qui nous entourait fut happé par la nuit. Il était environ six heures et quart.
Sur son invitation, nous nous installâmes, mon ami et moi, sur la grande terrasse oblongue qui donnait sur son terrain. De grands arbres noueux se dressait devant nous, peuplés par une colonie de cinq makis, petits lémuriens agiles qui se hasardaient parfois jusqu’à la balustrade, pour quémander quelque bout de mangue ou d’ananas, avant de repartir d’un bond dans l’enchevêtrement des branches.
Confortablement installés sur la terrasse, nous nous laissâmes par gagner par l’indolence de cette nuit tropicale, si propice à l’abandon et à la rêverie, ponctuant nos causeries de quelques verres de rhum arrangé, pour assouplir encore un peu plus notre esprit tout en évitant qu’il ne s’évapore tout à fait.
Je ne sais pourquoi, la conversation, après quelques détours sérieux où furent tranchés des questions de littérature et de politique, roula soudainement sur un champ plus anecdotique – mais, à y bien penser, touchant imperceptiblement à quelque chose de profond en nous - qui mit provisoirement un terme à notre mol abandon. Mon ami, en effet, aborda un sujet auquel il avait déjà eu l’occasion de réfléchir, et qui nous mit en joie : les chutes.
« Quoi de plus drôle, en effet, me dit-il l’œil étincelant, qu’un bon gadin bien tourné, exécuté avec art, qu’une bonne pelle parfaitement inattendue, juste sous nos yeux? Regarde la farce médiévale, la commedia delle arte, le cinéma burlesque… c’est le triomphe de la cabriole, du gag bête et méchant ! Les plus précieux d’entre nous trouveront sans doute que c’est un peu primaire, un peu mécanique, que ça manque de raffinement ; les plus sensibles que s’y manifeste une insupportable cruauté. Mais qu’importe qu’il soit cruel, le plaisir pris à la glissade d’autrui, pourvu qu’il soit immédiat et brutal ! Qu’importe qu’elle ne soit pas très charitable, la joie de voir son prochain se dévisser !... Il sera bien temps de culpabiliser après coup ! De se porter, le cas échéant, au secours de l’éboulé ! Qu’on nous laisse pour l’instant savourer la plénitude comique de la situation ! Qu’on ne nous prive pas de l’immédiateté de cette sensation forte ! »
J’acquiesçai, convaincu par son envolée, puis ajoutai quelques réflexions de mon cru qui ne firent que renforcer l’argument initial. Une complicité joviale et cruelle nous réunit, ce soir-là : nos propos déchiraient nerveusement l’épaisse nuit mahoraise, si humide et si chaude, presque irréelle à présent, comme une fantasmagorie.
Mon ami m’offrit alors un peu de tabac mahorais, et nous nous mîmes tranquillement à fumer, soudain silencieux et pensifs. Le soir nous enveloppait de sa chaude douceur : fatigués tous deux, lui par une journée de travail, moi par une randonnée dans la campagne, nous sentîmes nos muscles se détendre lentement, et notre esprit se laisser gagner par une sorte de béatitude zen que la chaleur nocturne entretenait lascivement. Nos femmes, à l’intérieur de la case, s’occupaient des enfants et commençaient sans doute à préparer le repas. Nous nous sentions parfaitement coupables et indignes, mais l’agréable inertie qui nous avait gagnés ne permettait pas que nous réagissions vraiment : le remord ou l’action exige un minimum de volonté qui nous faisait défaut, à ce moment précis.
Nous reprîmes donc l’éminente conversation qui nous clouait aux chaises, sur cette longue terrasse carrelée qui rappelait le faste colonial – ce dont mon ami, en homme bien élevé, s’excusait régulièrement et très pudiquement.
Est-ce l'effet du rhum ou du tabac mahorais? Nous commencions positivement à être dans un état second, et l'hilarité nous tomba dessus sans crier gare, avec la force imprévisible d'un orage tropical.
Mon ami essaya vainement de me raconter un beau gadin dont il avait fait les frais : il était question, je crois, de sa tête qui heurtait violemment quelque objet alentour, qui rebondissait et oscillait un instant comme celle d'un pantin. Entre deux rires étouffés, je crus enfin comprendre que la raison de son hilarité résidait dans la réminiscence de l'espèce d'ahurissement qui suivait un tel choc, et de la pitoyable mimique dont on gratifiait l’assistance - avant même que n'apparaisse dans notre esprit ébranlé par cette soudaine volée de bois vert la première note de la mélodie discordante que l'on appelle communément le sentiment du ridicule. Un visage ainsi secoué ne pouvait continuer à composer une figure, et c'est précisément ce qui faisait le comique de la situation. Mon ami ne put véritablement achever son récit, tant mon hilarité relayait la sienne, et inversement, mais je pense en avoir saisi l'essence burlesque, malgré les interruptions et les hoquets.
Sur une branche, juste en face de nous, un maki, interrompant un instant sa toilette nocturne, nous observa d'un air circonspect. Nous nous levâmes enfin : le dîner était prêt. Nos femmes nous offrirent l’occasion de nous racheter : nous eûmes pour mission de mettre le couvert, tâche dont nous nous acquittâmes consciencieusement, un long sourire persistant sur nos lèvres jusqu’à ce qu’un sujet plus grave nous inspirât d’autres sentiments.
Nous n'avons pas, je crois, le rire facile, mon ami et moi (qu’il m'excuse de parler ainsi en son nom). Nous ne sommes pas ce que l'on appelle plaisamment de grands rieurs, de ceux qui rient bruyamment. Peut-être avons-nous trop le souci de garder le contrôle, ou bien est-ce une certaine gravité qui nous habite et nous empêche de saisir toutes les occasions de nous réjouir. Peut-être, peut-être. La joie, de toute façon, est toujours un événement inattendu : elle nous cueille sans crier gare et fait de nous des enfants. A la limite, elle peut très bien se passer de rire, et se contenter de nous envahir, sereine et chaleureuse. Quoiqu'il en soit, nous avons bien ri ce soir là, à en avoir mal au ventre, nous avons même été terrassés par la joie, positivement, violemment, provisoirement. Avant de s'éteindre, nos rires ont retenti magiquement dans les ténèbres épaisses de cette belle nuit mahoraise, si humide et si chaude, si odorante, presque irréelle à présent, dans la confusion et l'éloignement du souvenir.
JARDIN PUBLIC
Un petit coin de verdure au cœur de la cité, un jardin ceinturé d’immeubles, de maisons, une prairie artificielle où l’on peut se promener. Quelques arbres, à l’entrée, balancent timidement leurs branches au-dessus des fleurs, sous le regard vitreux des fenêtres : c’est un jardin public. De maigres pelouses étirent grassement leurs formes rondes aux quatre coins, roulant sous les buissons, les haies, les bosquets, coiffant les monticules : séparant, tels les doigts d’une main, cette épaisse chevelure, un chemin se faufile, s’arrondit, se divise en allées. Ses bras gravillonneux, dont l’herbe verte redoute l’arrogant éclat gris, enflent par endroit, jusqu’à offrir au promeneur un espace plus large, généralement circulaire et dont il peut faire le tour, ce qui présente l’avantage d’allonger une promenade que la petitesse du jardin risquait de rendre ridicule. Si le cœur nous en dit, on peut s’asseoir un instant sur un des bancs qui s’offrent à nous, de préférence celui qu’illumine un rayon : on se sentira plus heureux, plus à l’aise pour rêver, plus confortablement assis pour contempler le petit bout de mer, au loin, qu’encadrent deux immeubles gris : l’esprit s’envole par cet interstice, se plonge dans le miroitement argenté, bien loin de la ville.
Mais revenons au petit banc où nous nous sommes arrêtés tout à l’heure : pourquoi ne pas agir à sa guise et s’asseoir sur le dossier? C’est plaisant de prendre de la hauteur : et puis on se sent moins bête, moins assis. La position est en outre idéal pour lire quelques pages du livre que l’on a mis dans sa poche, au cas où : voilà, c’est le moment. Le cœur et l’esprit se nourrissent un instant de cette lumière, de cette légèreté, de cette lenteur surnaturelle qui est le fruit du vrai loisir, ô gratuité, ô douceur des minutes qui s’en vont. On lit quelques pages, puis on referme son livre : une grande inspiration, un long regard panoramique (tiens, un autre promeneur est apparu à l’autre bout, flanqué d’un petit chien) et l’on repart.
Tout en marchant, notre esprit, réveillé sans doute par la cadence de nos pas, se met à danser et rebondir, semant des gerbes de pensées qui s’enroulent et se déroulent, fulgurances désordonnées dont le thème est à la fois dans notre poche et à l’extérieur, dans les quelques pages que l’on vient de lire (et dont les mots, telles de petites cloches, continuent de résonner) et dans le maigre jardin qui s’offre à notre vue, petit nid de verdure ceinturé de lignes dures, d’angles impitoyables, de fer et de béton. On se sent traversé par des phrases qui se tordent et se nouent comme des guirlandes, papillonnent un instant devant nos yeux, puis s’envolent, mouettes rieuses, dans le ciel immense que raye le bras jaune d’une grue.
C’est un jardin public : un peu ridicule, désuet, n’évoquant que vaguement une plaine, ou une forêt. L’énorme appétit de la ville, les dents de fer de l’ogre urbain se donnent ici bonne conscience, et les promeneurs d’y promener leur petits désirs tenus en laisse, et d’échanger en se croisant quelques considérations policées. Nous sommes bien loin des vastes forêts d’antan, des sangliers, des renards, des lions, des pumas et toute la ménagerie des jungles tropicales, mais j’aime m’y balader, spécialement la nuit : la lumière orange des réverbères lui donne alors un air sauvage et fantastique qu’on ne lui soupçonnait pas, et qui me plaît beaucoup.
LE PRINCIPE DU PARASOL
« L'épreuve ne tourne jamais vers nous
le visage que nous attendions. »
Mauriac
On a des principes, une philosophie, des idées bien arrêtées sur la nature du bien et du mal, et puis tout s’effondre, la réalité donne du fil à retordre, on est contrarié. Il est vrai que pour éprouver la vigueur de notre éthique personnelle, nous rêvions d’épreuves spectaculaires qui s’accordassent avec la grandeur de nos idéaux, et où pourraient s’illustrer les grandes qualités dont nous nous parions avec complaisance, dans la solitude béate, unilatérale, de nos introspections. Or, en lieu et place de ces grands affrontements, c’est à l’événement le plus ordinaire qu’est souvent dévolu le rôle de nous révéler la superficialité de nos représentations, au fait médiocre dont l’insignifiance nous a fait baisser la garde, et qui nous dénude pourtant mieux que personne, sans crier gare, nous dévoile avec insolence, creusant des brèches dans nos cœurs interdits et favorisant d’imprévisibles coups de projecteurs.
Ainsi en est-il de mon parasol. De notre parasol, devrais-je dire, puisque je l’ai acheté avec ma femme. Acheter un parasol, c’est acheter une promesse de bonheur, c’est imaginer déjà la douceur de son ombre, la moiteur délicieuse d’une après-midi d’été, c’est rêver du bon temps que l’on va passer dessous, les repas dehors, la vie qui s’étire mollement, les amis, le bon vin, la part fruitée de l’existence, enfin, aussi gorgée de pépins qu’une tranche de pastèque. A l’ouvrir en pensée, c’est notre désir que l’on déploie et multiplie, qui étire ses phalanges dans l’espace bourdonnant du possible et claque comme un étendard sous le soleil cuisant du réel.
Voilà pour le décor. On aura beau me reprocher d’en faire des tonnes, c’est encore assez loin de la vérité. Il y des objets, comme ça, qui provoquent en nous des réactions totalement disproportionnées. Qui font naître des geysers (je pense notamment au hamac). Mais revenons à notre parasol.
Comme je le disais au début, je me considère comme un homme ayant une certaine philosophie, incarnée dans des principes. Par exemple, je suis persuadé de ne pas être très matérialiste, de préférer les biens spirituels aux biens matériels. Dans un certain sens, d’ailleurs, c’est vrai (tant tout est mêlé dans notre cœur). C’est là qu’intervient mon parasol.
Nous l’avions acheté, ma femme et moi, parce que nous le trouvions beau. On lui trouverait bien une utilité plus tard, avions-nous pensé. Quelques mois s'écoulèrent. Notre situation, soudain, évolua radicalement : contraints de s'installer dans l'urgence dans une nouvelle région, nous nous décidâmes fébrilement, avec toute l'inconscience qui seyait à la situation, à acheter une maison. Et avec celle-ci, une douillette petite terrasse flanquée du plus coquet des jardinets, sous le regard altier d’un clocher : autant dire l’endroit rêvé pour planter notre parasol. Un fois l’objet déployé, nous ne fûmes pas déçus : il avait trouvé sa place. Le bois sombre de son armature, son élégante toile jaune, tout cela était du plus bel effet, merveilleux, presque émouvant. L'avenir s'annonçait radieux : dès le premier jour, nous prîmes le déjeuner sur la terrasse, à l'ombre de notre parasol.
Hélas, trois fois hélas, quelques jours avant de recevoir nos premiers invités, à peine rentré d’une course qui m'avait éreinté, ma femme m'annonça le plus naturellement du monde qu'il s'était passé quelque chose.
«C'est à cause du vent, me dit-elle innocemment, il s'est levé d'un seul coup et s'est engouffré dans la toile du parasol. J'ai eu peur, il a failli retomber sur Malo (c'est notre fils, un petit diable de huit mois qui explore le monde à quatre pattes) qui s'amusait en dessous, sur une couverture. Enfin, c'est bête, il y a au moins deux lattes de cassées...
- Où est-il?
- Malo?
- Non, le parasol.
- Merci de t'inquiéter pour ton fils. Il est là-bas, contre la clôture, je l'ai replié. »
Déjà hors de moi, je m'empressai de gagner le jardin, et me mis à examiner le parasol sous toutes les coutures, mesurant l'ampleur du désastre, pestant, soufflant, essayant vaguement de réajuster les lattes brisées nettes, avec l'entêtement d'un enfant dont on aurait abimé le nouveau jouet. Si l'âge adulte, à défaut d'une certaine sagesse, ne m'avait donné le sentiment de mon éminente dignité, sans doute aurais-je pleuré de dépit et trépigné hystériquement devant mon parasol. Pour le moment, j'en voulais surtout à ma tendre épouse d'avoir laissé, par sa négligence, commettre l'irréparable, et ma colère muette, que je traduisais par toutes sortes de gesticulations et de soupirs, lui était spécialement adressée. Faire une vraie scène, il n'en était pas question. Je n'ai rien d'un tyran domestique (le voudrais-je que ma femme, de toute façon, ne me le permettrait pas) et puis je sentais trop, dans ma fureur, le ridicule de la situation et de mon comportement : je me contentai donc de vociférer intérieurement, et de manipuler nerveusement mon parasol comme si je nourrissais inconsciemment l'espoir de le réanimer. Ma femme, ce jour-là, eut la finesse de ne pas mettre de l'huile sur le feu, et me laissa tranquillement m'énerver dans mon coin, me surveillant du coin de l'œil sans dire un mot. J'en rougis encore aujourd'hui, d'avoir été si bête.
Quoi qu'il en soit, malgré les lattes cassées, je réussis à déployer notre parasol. Et je pestai une dernier fois en constatant l'avachissement de la toile, le manque d'allure qui en résultait et qui donnait à mon fier étendard, autrefois si glorieux, l'air déglingué d'un parapluie de fortune malmené par le vent.
Quand je vous disais que je n'étais pas matérialiste.
DIALECTIQUE
« Je pense, donc je suis. Mais qu’est-ce qui me prouve que les autres, mes semblables, existent vraiment? Aucune certitude intérieure, pour le coup : l’existence d’autrui est une pure spéculation de l’esprit, raison pour laquelle la plupart des gens nous paraissent flous. Rien ne nous permet d’affirmer qu’ils pensent qu’ils sont, eux aussi : ce n’est qu’un postulat de l’intelligence.
- Mmm… ouais…
- Qu’est-ce qui m’empêche en effet d’imaginer, non plus un dieu trompeur, mais un Dieu frappé d’amnésie, démiurge d’un monde créé pour son propre divertissement mais dont l’extrême raffinement et complexité l’aurait grisé au point de lui faire perdre la mémoire : ce dieu-là, ce dieu-dupe de lui-même serait persuadé d’être un simple élément de la diversité, bien qu’il fût le Tout qui l’a engendré. Et ce dieu-là ce serait moi. Tout bonnement. Je serais ainsi le seul être pensant dans l’univers, et tout ce qui m’entoure ne serait que le fruit de ma propre fantaisie devenue oublieuse d’elle-même.
Hé bien, dites-le moi, pouvons-nous prouver à autrui que nous existons? Et inversement? Se le prouver à soi, certes : Descartes avait vu juste.
Mais qu’est qui m’empêche d’imaginer que je suis le seul être réellement vivant et pensant? Et par conséquent que suis Dieu? Dieu, c’est moi ! Qu’est-ce qui m’empêche de le penser, dites-le moi?!!
- Ma main dans ta gueule, peut-être? »
Et Hubert d’aplatir sa lourde main sur le gros pif de Gontran, en guise de preuve.
LA FIN DE LA
PHILOSOPHIE
J’ai enfin résolu la vieille énigme de l’œuf et de la poule. Ainsi, après mûre réflexion, il apparaît qu’à la question qui de la poule ou de l’œuf a été créé en premier, la réponse est définitivement : la poule5.
De fait j’estime que le débat est clos, et ne souffrirai dorénavant aucune question à ce sujet.
Démonstration :
1. Argument basé sur l’expérience.
La poule pond des œufs.
2. Argument métaphysique.
L’œuf ne pond pas de poules.
Conclusion élémentaire :
C’est donc la poule.
LE VORTEX
DE L’ENTONNOIR
La parole est à la défense
Il est des moments où la réalité paraît soudain moins crédible, moins homogène, des moments où apparaissent des failles dans la causalité ordinaire, des brèches ouvrant sur un monde absurde, magique, purement nerveux, où rien n’est à sa place. Chaque jour, des objets disparaissent inexplicablement. Puis réapparaissent tout aussi mystérieusement, au mépris du bon sens. La vie est pleine de ces hiatus qui font chanceler notre raison défaillante. La signification de certains accidents nous échappe, comme si la chaîne du sens n’était qu’un étrange morceau de gruyère, trouée de toutes parts, percée de puits immenses comme des galaxies.
De fait, certains objets disparaissent. Aujourd’hui, par exemple, ce sont mes clés de voiture. Je suis pourtant persuadé de les avoir posées sur le petit guéridon, près de l’entrée. Mais voilà, j’ai beau chercher, elles n’y sont pas, ou plutôt, elles n’y sont plus. Petit moment d’hébétude, puis je sens monter en moi une angoisse légère qui menace de dégénérer en véritable mouvement de panique : je vais être en retard. Vite, avec une précipitation qui exclut toute méthode et toute efficacité, je commence à explorer fébrilement mon appartement, le retournant de fond en comble pour retrouver ces foutues clés, sans résultat. Au moment où j’ouvre la porte de mon frigo, je prends soudain conscience du caractère désespéré de la situation. Imperceptiblement, je commence à m’énerver, à avoir envie de crier comme une bête sauvage qu’on aurait contrariée. J’ai bien envie d’accuser ma femme : "Mais où est-ce que tu as encore mis les clés, chéri !" Mais j’ai peur que ça se retourne contre moi. A ce stade de mes recherches, je m’attends à tout, même à ce qu’on les retrouve dans la poche de mon manteau où j’ai pourtant fouillé une bonne quinzaine de fois. A ce stade, les lois élémentaires de la physique ne semblent plus avoir cours, la réalité se dérobe, tout paraît possible : mes clés se sont tout bonnement volatilisées. Pfuiiit ! Disparues ! Comme par enchantement ! Comme si j’étais le jouet de quelque fatalité tordue et compliquée qui faisait délibérément obstacle au bon déroulement de mon existence, à son enchaînement logique, juste pour m’énerver. Mais soudain, au moment où, abruti par mes recherches, je n’y crois plus du tout, je les vois, je les touche, elles sont là, juste sous mes yeux : mes clés. Sur le petit guéridon, près de l’entrée.
Au-delà de l’anecdote, le phénomène est bien connu. Qu’ils s’agissent de nos clés, de nos portefeuilles, d’importants papiers administratifs ou de simples objets que nous tenions à la main il y a encore une seconde, d’étranges disparitions jalonnent notre existence, semant leur lot d’angoisse dans le ronron de notre quotidien, l’émaillant de spectaculaires éclats de stress, aussi brefs que violents.
On me rétorquera que je suis distrait, tout bonnement. Ces choses n’ont pas disparu : je ne sais plus où elles sont, c’est tout. Bien sûr. Et le triangle des Bermudes? La masse manquante de l’univers? Le fils de la concierge? Ça va être de ma faute, aussi?
Non, rien ne peut justifier ces disparitions, à moins de postuler l’existence du vortex de l’entonnoir, comme on vient de me l’apprendre.
Le vortex de l’entonnoir serait une sorte de bouche d’antimatière qui se matérialiserait dans l’espace de manière aléatoire, s’ouvrant et se refermant chaotiquement autour de nous sans que nous ne nous en apercevions, le phénomène étant parfaitement invisible. Leur nombre serait incalculable, sans doute infini : autant dire que nous ne pouvons y échapper. Dans le cadre restreint de notre géométrie ordinaire, c’est la dimension qui manquait, le vecteur d’instabilité qui explique les accidents étranges auxquels nous sommes sans cesse confrontés : c’est là, dans cet espace invisible, inconnu de nous, que sont les choses que cherchons quand elles ont disparues. C’est le fin mot de l’histoire. Une étrange gueule d’ombre s’ouvre parfois sur notre monde, engloutissant brutalement des morceaux entiers de l’univers, et parfois de petits objets qui nous appartiennent en propre et que nous cherchons partout. Puis elle les recrache arbitrairement, tantôt à l’endroit où nous les avions rangées, tantôt dans quelque lieu improbable qui nous fait douter de notre santé mentale. Parfois, les choses disparaissent pour de bon, sans doute digérées et assimilés par d’étranges monstres tapis dans les ténèbres, dissous dans leur estomac nucléaire.
Ces fâcheux entonnoirs ont-ils conscience de leurs actes? Font-ils ça méchamment? On jurerait que oui, mais cela reste difficile à prouver. En attendant, tous les jours, d’honnêtes gens se voient accusés d’être d’incorrigibles têtes en l’air, par ignorance de la vérité et parce que les apparences, comme toujours, sont trompeuses. Il est temps de réhabiliter les distraits, simples victimes de la complexité de notre univers, jouets de ses jeux hasardeux. Ils nous arrivent d’égarer certaines choses. Mais parfois elles disparaissent, tout bonnement. Happées par de curieux entonnoirs qui un jour, qui sait, finirons par tout engloutir. En attendant, ma femme s’impatiente, nous allons être en retard. Au moment de refermer la porte, je jette un dernier regard à mon guéridon, qui se tient tranquillement à sa place, impassible, comme si de rien n’était, et je sens bien que je lui en veux, stupidement, de s’être foutu de ma gueule avec une telle décontraction et une telle insolence, au mépris de toute amitié.
D’après une idée originale de Marc Kerjean.
LE PREMIER VENU
Je me souviens d'un jour où un curieux besoin de partage s'est emparé de moi, humide et doux comme un orage, aussi évident qu'une décharge électrique. Sans doute le film que j'avais vu la veille y était-il pour quelque chose : l'histoire d'un type égocentrique et paranoïaque qui s'ouvrait petit à petit à une certaine forme d'humanité, voire de bonté. Ce n'était pas un chef d'œuvre, mais ça m'avait touché : le genre de récit qui vous élargit provisoirement le cœur, qui vous exalte jusqu'au coucher, le sommeil se chargeant de remettre les compteurs à zéro. C'est vrai que je suis bon public, aussi, je m'identifie facilement aux personnages, je m'émeus, je m'enthousiasme : un bon film, sans doute, est un puissant levier qui fait bondir notre esprit hors de ses gonds et nous ouvre sur un autre monde, plus profond ou plus beau, à la fois plus réel et plus inconnu que celui dans lequel nous vivons et dont il garde pourtant la troublante apparence. La sorcellerie évocatoire du cinéma est si forte qu'elle nous fait désirer tantôt être paysan (si nous voyons par exemple une belle scène où le héros laboure un champ sur son tracteur dans une splendide lumière dorée qui confère à l'ensemble la dignité d'un tableau ou d'une gravure mythologique), tantôt flic, médecin, missionnaire, aventurier, coiffeur, amoureux, savant, poète, etc. La veille du jour dont je parle, le film en question m'avait donné envie d'être meilleur, tout bêtement. J'étais touché par ma décision, je me félicitais, les larmes aux yeux, d'être dans une disposition qui m'offrait l'opportunité d'un grand revirement : devenir meilleur. O joie! O félicité ! J'avais beau savoir par expérience que ce genre de sentiment était assez superficiel, qu'il ne durait pas très longtemps mais se diluait au contraire aussi vite qu'il était venu (la vie ordinaire reprenant le dessus avec la trivialité et l'obstination d'une vieille maîtresse) peu m'importait alors, puisqu'il était là, violent comme un alcool fort, me jetant dans une ivresse étincelante qui me donnait des ailes. Le lendemain matin, bizarrement, je me réveillai dans les mêmes dispositions. Je repensai au film que j'avais vu et la même émotion me gagna. " Bon sang, me dis-je, il y a en nous quelque chose de bon, en chacun de nous. Il faut faire le bien, c'est la seule solution. "
Rien ne semblait pouvoir m'arrêter, pas même la banalité toute matinale de mes propos. L'heure était grave : j'étais en train de comprendre le sens de la vie, de prendre de grandes décisions. Un café bien corsé et j'ouvris les Evangiles, presque instinctivement. J'optai pour celui de Jean, que je n'avais jamais lu (mais avais-je vraiment lu les autres?). La figure de Jésus, d'une admirable simplicité et d'une inquiétante profondeur, acheva de me conforter dans une décision, que, cédant à l'euphorie, je qualifiai mentalement d'irrévocable. Aimez-vous les uns les autres, répétait le fils de l'homme, aimez votre prochain comme vous-mêmes. Ne vous endormez pas. Soyez humbles, doux, ouvrez votre cœur à la charité. Au premier venu. Bon Dieu, me dis-je, je ne fais rien de tout cela. Bien sûr, je ne suis pas un mauvais bougre, mais on ne peut pas dire que j'en fasse des tonnes pour mon prochain. Par ordre d'apparition, réfléchissais-je, il y a mes voisins, par exemple, avec lesquels j'ai pour philosophie d'entretenir le moins de relations possible, les considérant plus comme une source d'ennui que comme une occasion d'être charitable. D'où la distance que je mets instinctivement entre nous, par crainte de les voir débarquer chez moi à toute heure, et m'empoisonner la vie, crainte qui n'est peut-être pas tout à fait justifiée. Quant à mes relations avec les autres, famille, amis, collègues, etc., je peux certes m'enorgueillir d'être quelqu'un d'aimable et de courtois, généralement apprécié pour sa disponibilité et son bon esprit, mais je sais bien que mes limites sont vite franchies et que tout cela reste au fond assez superficiel. En fait, comme tout le monde, je suis profondément, viscéralement égoïste : ma tranquillité m'est plus chère que tout, et pour que je consente à la sacrifier à autrui il faut vraiment que le jeu en vaille la chandelle, et qu'il y ait au moins - au bout et plus ou moins consciemment - quelque satisfaction d'amour-propre. Il n'y qu'à demander à ma femme, qui sait bien, hélas, que je ne suis pas un saint. Bref, concluais-je, je ne fais rien. La vision de ma propre paresse me terrassa, et je me voûtai tristement au-dessus de ma tartine de confiture. Qu'à ne cela tienne, me dis-je enfin en sortant les épaules, l'heure est au redressement. Je me rappelai à ce sujet le calendrier pieux que j'avais vu dans la cuisine d'une grande tante qui est un véritable musée du kitch (je parle de la cuisine bien sûr). Une pseudo horloge y était dessinée, une horloge à laquelle manquaient les aiguilles, ce détail faisant écho à l'inscription centrale, aux lettres fleuries et colorées : Il est toujours l'heure de la charité. Bon, me dis-je, hé bien ! Il est l'heure.
Je me promis donc d'être plus à l'écoute de mon prochain. D'aimer le premier venu, de lui sacrifier ma tranquillité sans conditions, pour son bien. Je jubilai déjà de m'engager sur cette voix étroite et aventureuse, la bride au cou, le cœur rempli d'un amour désintéressé.
Redescendant sur terre, je m'aperçus que mon chien trépignait devant la porte, signe qu'il voulait sortir pour faire ses besoins. La trivialité de la situation ne m'effraya pas : je cherchai sa laisse et descendis avec lui. Hélas, j'aurais du l'attacher tout de suite car il m'échappa, traversant la route sous le nez d'une voiture. Puis bondissant au-dessus d'une petite clôture, il atterrit sur un maigre carré vert collé au pied d'un immeuble et que d'aucuns prenaient sans doute pour une pelouse malgré sa taille ridicule puisqu'un panneau indiquait clairement que le domaine était interdit aux chiens. Ce détail fâcheux ne sembla nullement perturber mon chien qui leva la patte sur le dit panneau au vu au su de tout le monde, avec une admirable nonchalance.
Je fis alors la rencontre de mon prochain. Le premier venu, en effet, m'apparut sous les traits d'une résidente de l'immeuble d'en face, une dame d'un certain âge avec qui j'avais déjà eu maille à partir pour tout autre chose. Sous d'épais cheveux noirs coupés au bol, ses yeux plissés vous distillaient un regard sans aménité qui respirait la morgue et la condescendance. Son allure générale évoquait celle d'une vieille institutrice rigide qui vous considère d'emblée comme un imbécile - jusqu'à preuve du contraire, et brûle d'envie de vous donner une leçon. Je la vis sortir précipitamment de sa blouse (elle jardinait un peu plus loin) un appareil photo avec lequel elle prit un cliché de mon chien en train de fouler l'herbe du parterre dont elle était visiblement copropriétaire. Elle s'avança alors vers moi en criant au scandale et que vraiment je devrais prendre des cours de savoir-vivre, que ça faisait plusieurs fois que mon chien, non content de dégrader une pelouse privée, urinait sur le panneau qui lui en interdisait l'accès, ce qui dénotait d'un total mépris des résidents de l'immeuble. " Si ça continue, menaça-t-elle, je porte plainte. " Je lui fis remarquer que mon chien ne savait pas lire, mais elle ne voulut rien entendre, et redoubla de colère. Elle m'accusait à présent d'à peu près tous les maux de la terre, et notamment d'avoir plusieurs fois épousseté un tapis à la fenêtre, d'avoir jeté des mégots, de n'avoir aucune considération pour des gens comme elle qui avaient pourtant payé pour ma retraite (ce qui est une contre vérité, mais je ne m'en aperçus pas sur le coup) bref d'être un jeune écervelé qui ne respectait rien. Décontenancé par une telle agressivité, je réussis heureusement à garder mon calme et lui répondit le plus poliment du monde, pour ne pas lui donner la satisfaction d'avoir réussi à m'énerver. Je lui fis courtoisement et très méchamment comprendre que je la considérais comme une vieille folle qui n'avait rien de mieux à faire que d'emmerder de respectables jeunes hommes comme moi, et à qui, l'âge ne faisant rien à l'affaire comme dit la chanson, je me proposais à mon tour de donner d'élémentaires leçons de savoir-vivre. Cela la mit hors d'elle. Nous nous quittâmes en échangeant quelques répliques plus ou moins brillantes par delà la rue, également soucieux d'avoir le dernier mot mais trop émus pour le trouver.
Je rentrai chez moi et m'affalai sur canapé, profondément découragé.
MODESTE
On a coutume de dire que le poisson rend intelligent. Il paraît que c'est prouvé. N'empêche, c'est un argument tout trouvé pour forcer à en manger ceux qui n'aiment pas trop ça, et qui objectent qu'ils préfèrent cent fois une bonne tranche de bœuf avec des petits oignons, quelques légumes et une bonne part de frites. C'est une question de goût, disent-ils, de salivation : on ne peut les forcer à s'extasier devant du poisson, aussi succulente soit la sauce qui l'accompagne.
" Qu'est-ce qu'on mange ce midi?
- Du poisson. "
Ce n'est pas si grave, bien entendu, mais notre voluptueux carnivore ne peut s'empêcher d'être déçu. Il sait pertinemment qu'il doit varier son alimentation s'il veut rester en bonne santé : mais il ne s'attendait pas à ce que justement aujourd'hui fût contrarié son goût primaire et instinctif pour la bidoche - d'autant qu'il avait très faim. Il va le manger, ce foutu poiscaille, et peut-être même y prendre un certain plaisir, mais jamais la vue d'une tel plat n'éveillera autant d'excitation et ne le fera autant saliver qu'une bonne viande rouge légèrement saignante, du genre bavettes aux échalotes (accompagnement : pommes de terre dorées à point, salade, etc.)
Enfin, pour revenir à cette histoire du poisson qui rend intelligent, je disais donc que ça a tout du conte pour enfant difficile, qui refuse d'avaler sa fourchette de thon. Or, pour une fois, les scientifiques paraissent relativement d'accord avec la sagesse (ou plutôt la ruse) populaire, et s'accordent à trouver à la poissonnaille des vertus intéressantes pour la stimulation de l'intelligence.
Diantre, c'était donc vrai? Dis donc, je me dis, chez moi quand j'étais petit, on ne mangeait pas beaucoup de poissons, ce n'était pas vraiment dans la culture familiale. Le vendredi, de temps en temps, peut-être, mais ma mère sentait bien que ça ne suscitait pas beaucoup d'enthousiasme chez nous, et n'était guère encouragée à réitérer l'expérience (ce qu'elle faisait tout de même, par acquis de conscience, et pour les bonnes raisons avancées au début).
Alors, pensé-je, si j'ai si peu consommé de squaloïde durant mon enfance et plus tard mon adolescence, comment ai-je fait pour devenir aussi intelligent? Je devais avoir un sacré potentiel à la naissance, je me dis : nul besoin d'épinochette ou de grondin, comme les autres, pour apprendre à stimuler mes neurones, pour savoir les faire frétiller comme des diables sous mon auguste caboche de gamin surdoué.
Hé ! Je me dis pour finir, mince, si j'avais mangé plus de poisson quand j'étais petit, je veux dire, si mes parents m'avaient obligé à le faire, je serais sans doute devenu prix Nobel ou quelque chose dans le genre ! Ö poissonnaille !
LE PHENOMENE
HUMAIN
Il y a quelques années, je suis tombé sur émission inquiétante à la télé. C’était un documentaire sur le cerveau humain, qui faisait le point sur les recherches les plus récentes dans le domaine des sciences cognitives et tentait de décrire le mécanisme complexe qui préside tout bonnement, selon certains biologistes, à la naissance de nos émotions et de nos pensées. J’écoutai fébrilement de grands spécialistes de la question affirmer d’un air placide que ce que je considérais comme mon bien propre, le secret de ma conscience et de ma vie, c’est-à-dire mes sentiments, mes états d’âme, et mêmes les plus nobles de mes élans, tout ça n’était que le produit de réactions chimiques parfaitement banales et qu’on pouvait attribuer à telle ou telle partie de mon cerveau. Quoi, c’était ça, ma conscience? Ces lobes gluants, ces hémisphères spongieux, cette masse gélatineuse sous mon crâne osseux? Je trouvai cette idée absolument déprimante, comme si l’on me privait soudain de ma vie intérieure, de ma personnalité, comme si l’on m’apprenait brutalement qu’en fait je n’existais pas : seules existaient ces milliards de petits neurones qui provoquaient des milliards de petites réactions chimiques dans mon cerveau ramolli. Des milliards d’informations à la seconde parcouraient mon corps sous forme d’influx nerveux, et tout ça me donnait l’illusion de penser, d’avoir de vraies émotions à moi, d’être une véritable personne, une conscience, que dis-je? Une âme. C’était nul : je sentis l’haleine glacée du néant me mordre le cœur. Un profond sentiment d’absurdité me terrassa : et j’en voulus à ces vieux barbus d’affirmer ce genre d’horreurs le plus tranquillement du monde.
Depuis, heureusement, j’ai appris que cet inquiétant nihilisme scientifique était un peu daté : la nature des informations qui transitent dans notre cerveau, en effet, reste une énigme pour les spécialistes. Le mystère de notre libre arbitre, de nos pensées, de nos émotions, n’est pas prêt d’être découvert : malgré les progrès hallucinants de la science, il subsiste de superbes zones d’ombre où notre âme peut se reposer à loisir, loin des scalpels et des amphithéâtres, et échapper d’un battement d’ailes aux filets grossiers des entomologistes de la conscience humaine.
Quoiqu’il en soit, ce jour-là, après avoir visionné l’émission, je ne déprimai pas bien longtemps. Laissant mon esprit divaguer, je me mis à penser à la conversation que j’avais eue avec M. la veille, à l’occasion du retour de noces de B. Je repensai aux débilités que j’avais dites, à celles qu’il m’avait rétorquées. Je réfléchis à l’insondable bêtise dont l’homme était capable, à la superbe ignorance qui le caractérisait, et je me dis en souriant qu’un tel phénomène, décidément, dépassait l’entendement, n’en déplaise à quelques matérialistes obtus trop intéressés à croire qu’on y était pour rien.
EN TOUTE SIMPLICITÉ
Depuis quelques temps, en ce qui me concerne, tout va bien. Je travaille un peu, mais pas trop, pour ne pas me fatiguer et consacrer du temps à ma famille, à mes amis. Tous les jours, je consacre de longues heures à la méditation et à la rêverie, pour développer mon esprit et exercer mon imagination : je me laisse dériver librement au gré des courants, parfaitement oisif, parfaitement détendu, le cœur serein, délivré de toute pesanteur superflue. Le reste de du temps, je suis organisé : le matin, je me lève sans difficulté, impatient et joyeux d’affronter une nouvelle journée, remerciant le ciel de tout ce temps qui m’est donné et dont je peux faire absolument ce que je veux. La suite n’est pas plus compliquée : maître de mon temps, je le gère ingénieusement pour tirer profit de chaque minute libre, et réalise peu à peu les objectifs que je m’étais fixé en début de journée. Les diverses tâches inhérentes à mon travail ne sont qu’une contrainte légère dont je m’acquitte avec responsabilité, efficacité, célérité, et une assurance qui fait des envieux. Une fois libéré de cette corvée, je retourne chez moi, la conscience tranquille (je suis du reste presque imperméable au doute), à peine fatigué : il est l’heure de me consacrer tout entier à mes diverses passions, que je cultive avec ivresse, avec le sentiment de vivre plus pleinement, de m’agrandir, de me réaliser. Mes créations s’amoncèlent dans mon atelier. Je suis maître de ma vie, de ma substance vitale. Je plie les événements dans le bon sens, je digère la foudre, je me ris de l’adversité. Quand je me regarde dans la glace, je me trouve étonnamment jeune. J’ai l’œil vif, le regard volontaire, et toutes les raisons d’être satisfait. Je suis acteur de ma propre vie. Je me trouve formidable. La vie est si simple, si légère : je ne comprends pas que certains puissent avoir le mauvais goût de déprimer.
In Recueil de Mes Plus Gros Mensonges.
LE PARESSEUX ET MOI
"Un conte des Indiens Karajas le présente comme celui qui excelle dans l’art de la procrastination : le paresseux préférerait ne pas mener ses projets à bien mais plutôt les remettre au lendemain."
Ariane Chottin
Le paresseux est l’un des derniers représentants de la famille des Xénarthres – l’ordre des édentés – laquelle réunit les mammifères les plus primitifs d’Amérique : tatous, paresseux et fourmiliers (seuls à être réellement dépourvus de dents). L’animal a mauvaise réputation. Condamné à ramper avec difficulté s’il se retrouve à terre, le paresseux passe le plus clair de son temps crocheté aux branches d’arbres au moyen de crampons puissants : il préfère ne pas descendre. Il reste dissimulé dans le feuillage des forêts pluviales d’Argentine, du Honduras et du Paraguay, bouge à peine, mâchant des heures durant quantité de feuilles, de pousses et de fruits dont il est seul à faire ses délices, puis se recroqueville pour dormir. Sa rare lenteur est à l’origine du nom dont on l’a affublé, où l’on sent poindre comme des relents d’amertume et d’envie : l’homme lui reproche de se la couler douce, de ne pas avoir de véritables projets d’avenir. Il se dore au soleil, le bougre d’animal, et se complait dans sa léthargie, au mépris de toute dignité : à nous qui n’avons pas de temps à perdre, mais qui en perdons énormément parce que nous ne savons pas nous en donner, la somnolence béate du paresseux résonne comme un défi plein d’outrecuidance, et nous lui en voulons de ne pas être aussi anxieux que nous.
Pourtant, le secret de ce rythme lent dont la subtile mise au point a nécessité quelques millions d’années (il y a quarante millions d’années, l’ancêtre du paresseux, de la taille d’un éléphant, se régalait déjà de broussailles) n’est pas bien compliqué. Il a en outre le mérite d’innocenter notre bradype aux yeux mi-clos.
En fait, le paresseux s’économise. A force de rester accroché aux arbres – pour échapper aux prédateurs, à l’origine – son système vital s’est lentement modifié : le manque de sport l’ayant rendu un peu mou, il a du développer, pour accomplir sans peine les menus tâches dont sa journée, tout de même, est ponctuée, une stratégie basée sur l’économie d’énergie (d’où les écarts de température – 24 à 32° - dont il est capable pour ménager son métabolisme). Ainsi, loin d’être un impudent je m’en foutiste, un arrogant dilettante, notre ami au crin rêche, qui laisse pendre sa fourrure hirsute comme un vieux sac, est un animal inquiet qui doit économiser son énergie pour ne pas succomber au moindre effort : ses longues siestes ne sont pas l’effet d’une incorrigible paresse, mais la condition sine qua non de sa survie.
Quant à moi, force m’est d’avouer que je n’ai aucune excuse.
EXPERIENCE CULINAIRE
« Chéri, peux-tu me couper les carottes qui sont sur la table de la cuisine en julienne?
- En julienne?
- Oui, en petits cubes.
- Bien sûr, mon cœur. »
Il se lève et entre dans la cuisine. Elle est partie prendre sa douche. En julienne. Comment coupe-t-on des carottes, déjà? Dans un film dont le titre lui échappe, un homme découpe des carottes, sans doute un ancien chef, un virtuose – ça fait tac tac tac tac sur la planchette en bois. Du beau travail. Vite fait, bien fait. Au final : de belles rondelles. Alors, les petits cubes? Il suffira de s’acharner sur les rondelles. Parfait.
Le long couteau et la planchette sont vite trouvés. Les carottes sont sur la table. Il s’assoit.
« Tu les as lavées? »
Mince. La voix vient d’en haut, lointaine, ruisselante. Il se lève et va les rincer dans l’évier. Il a toujours trouvé ça compliqué, la cuisine. Les carottes sont devant lui, oranges, humides, avec des formes de carottes. Petits cubes en puissance. Il reste ainsi quelques secondes, sans bouger, l’esprit ailleurs. Si sa femme le voyait, elle le trouverait singulièrement inefficace. Ridicule. Il se sent inadapté à cette tâche.
Il se lève, sort de la cuisine, y rentre à nouveau, le couteau à la main. Il a l’air d’un samouraï, d’un expert. D’un chef. D’un geste brusque, il retire la chaise, s’avance, puis s’y assoit. Les carottes sont toujours là.
Il pose le couteau, puis, d’une courte chiquenaude, le fait tournoyer sur le formica de la table. Il le regarde un instant, sa lame blanche et meurtrière, son manche noir. Puis il se frotte les mains et le saisit.
Il commence à découper les carottes, d’abord très lentement. Il s’applique à faire de belles rondelles, bien régulières. C’est propre, mais ça manque de rythme, rapport au film. Il se fige un instant, pour souffler. Grande respiration, durant laquelle il réfléchit à toutes sortes de choses, notamment à son portefeuille qui a disparu. Perdu, dirait sa femme.
Une chose est sûre : il faut découper ces carottes. Les démembrer, les réduire. En musique : tac tac tac tac ! Ça devient presque drôle. La lame du couteau s’enfonce sans difficulté dans la chair orange des carottes. On
dirait un supplice d’un autre âge. Il se sent pris, doucement, de folie meurtrière : quelque chose se détache. Des rondelles sont poussées hors de la planche, certaines ont même atterri sur le carrelage. Tac tac tac tac, de plus en plus vite, jusqu’à la fin de la première étape, l’étape des rondelles : les carottes sont cuites, mais rien n’est consommé, l’ennemi s’est divisé, multiplié, transmuté. Rondelles : courte accalmie, durant laquelle elles le regardent, cherchant à l’hypnotiser. On dirait un tas d’yeux. Des yeux de poissons.
En petits cubes. Alors? Il faut reprendre : il regarde sa main, le couteau, les rondelles suppliciées. Il regarde. On dirait que sa main le regarde, elle aussi. Frénésie, couleurs, reflets, irréductible étrangeté qui l’hypnotise, et l’emporte loin de lui. Loin de sa main.
Il s’acharne.
A la fin il ne reste plus que des miettes de carottes, qui s’envolent et s’éparpillent drôlement, neige orange, délicate, au moment où madame ouvre la porte.
LE CINQUIÈME CONVIVE
Dans le salon d’une grande maison, cinq hommes fumaient et buvaient. Le dîner, d’un extrême raffinement, avait prouvé toute la science du maître de maison en matière de nouvelle cuisine: c’est dire si l’on avait rien mangé, ou presque. Les convives s’étaient empressés de gagner le fumoir, espérant éteindre, sous les effets conjugués du tabac et de l’alcool, la faim insidieuse que la frugalité du repas avait fait naître. Le début de soirée fut difficile, et la conversation d’une pesanteur remarquable: « on ne raisonne pas le ventre vide » chuchota l’un des invités à son voisin, plus sensible encore que ses amis aux joies carnassières de la déesse Boustifaille. Peu après, pourtant, comme pour couper court à ces messes basses, le maître de maison, retournant d’un coup un récit tout à fait anecdotique, jeta la causerie sur un sujet qui enflamma l’esprit engourdi de ses camarades.
« Non, décidément, une voiture coûte trop cher. Voyez, s’ajoutant à son prix d’achat, les charges que représentent l’essence, l’assurance, la vignette, etc. Et je ne parle pas des frais de garage. La semaine dernière encore, j’ai laissé plus de deux mille francs à mon garagiste, et je crois m’être bien fait rouler. En fait, pour être totalement en confiance, il faudrait que celui qui entretient notre voiture soit aussi notre ami. Qu’en pensez-vous? Pour protéger nos intérêts en ce siècle fou qui a vu naître l’automobile (et les ennuis potentiels qu’elle représente), n’est-ce pas la panacée: avoir dans ses relations un ami garagiste?
- Ce serait bien utile, en effet, reprit l’un des quatre, mais pourquoi se restreindre? L’idéal n’est-il pas d’accéder par ce biais aux professions les plus diverses? Il faudrait que nos amis, aussi nombreux que possible et exerçant tous des métiers différents, soient pour nous autant de remparts contre les terribles aléas du monde moderne, un véritable mur humain nous protégeant de son inaltérable cruauté. Ainsi vous comprendrez l’intérêt d’avoir comme camarade un plombier, un électricien, ou un maçon ; de même un banquier (Dieu sait pourtant si je les hais) ou un conseiller financier pourront aisément vous éviter la plus humiliante des banqueroutes. La liste est longue des compétences utiles à notre tranquillité. Pourtant, s’il fallait choisir, la profession la plus désirable en amitié me semblerait être celle de magistrat, car pour se retourner contre ce traître de garagiste, et, plus généralement, contre tous ceux qui en veulent à notre argent ou à notre réputation, rien ne vaut un fin connaisseur de notre code civil, c’est-à-dire un lecteur habile à en déchiffrer les maximes poussiéreuses!
- Ta philosophie communautaire t’égare, « camarade » rétorqua le troisième, et je connais une manière d’amitié qui la rend aussi inutile à nos intérêts qu’une magnifique Austin rouge à tes prétentions de joli cœur! Réfléchissons, en effet: quelle est la véritable source de nos inquiétudes, le « mur » auquel se heurtent toutes nos entreprises? C’est le manque d’argent. L’Argent est l’idole du monde moderne, la clef monstrueuse ouvrant les portes de la réussite et de la considération sociale! Pour être débarrassé d’un tel vice, il faut en posséder suffisamment - voire énormément. Voici pourquoi les amitiés dont vous m’entretenez m’indiffèrent, et pourquoi, pour être enfin libre, je ne pourrais admettre qu’une seule chaîne: celle que me lierait à un ami mécène!
L’impertinence aristocratique de ce discours produisit son effet, et l’on s’arrêta un instant, charmé par son évidence mélodique. Enfin, le quatrième convive, qui jusqu’alors paraissait absorbé par la plus lointaine des méditations, prit la parole, s’adressant à l’assemblée.
« Un tel matérialisme me confond: je m’étonne que vos vastes intelligences n’aient déjà hissé notre réflexion au niveau d’abstraction qu’elle requiert. Ainsi vos amis garagiste, magistrat ou même mécène, s’ils vous évitent les ennuis mécaniques, la prison ou les plaies d’argent, ne peuvent pour autant vous garantir le bonheur: que faire, ainsi, si votre femme vous quitte, si tous vos projets échouent, si vos convictions s’effondrent, bref, si la vie s’écroule autour de vous? Que faire, en effet, sinon se rendre chez l’ami idéal, l’ami refuge, celui dont le moral est toujours au plus bas et dont la situation, toujours plus désespérée, vous fait douter de la gravité de vos propres ennuis. Bref, voici le véritable garant de notre sérénité: l’ami qui n’a jamais de chance, ou alors moins que nous.
Un silence se fit, durant lequel chacun s’observa d’un air entendu, complice, donnant la mesure du plaisir pris à ce petit ping-pong verbal. De longs cigares havanais, témoins d’un récent séjour à Cuba, furent alors proposés par le maître de maison, qui voulait prolonger l’effet enchanteur de la conversation: nos amis se laissèrent gagner par une indolence tout à fait artistique, et se mirent à peupler la pièce de grands cercles de fumées, de lueurs fantastiques, de propos décadents.
Et le cinquième convive, me direz-vous? Il regardait les autres sans rien dire, d’un air étrange où se mêlaient l’arrogance et l’envie.
L’HOMME DE VERRE
Conte transparent
Quand il naquit à Mirois, par une belle matinée de printemps, ses parents comprirent instantanément qu’ils avaient mis au monde un enfant très spécial, un être unique en son genre dont le destin serait problématique et sans doute solitaire. Le ciel se découvrit, un large rayon creva la couverture grise des nuages et, adoucie par le voile laiteux des rideaux, une clarté vaporeuse et dorée irradia la chambre du nouveau né: au contact de la lumière, le corps de l’enfant se mit à briller, ses yeux de cristal flamboyèrent étrangement et ses parents stupéfaits virent battre son cœur rubicond sous la fine enveloppe de verre.
Le père de l’enfant était bijoutier: il n’avait pas son pareil pour sculpter les pierres précieuses et en orner de somptueux bijoux, pièces d’or et d’argent qu’il exécutait d’une main sûr dans la solitude de son atelier. Sa mère était une femme délicate, d’une santé si fragile qu’elle avait failli ne pas survivre à l’accouchement: ce qui frappait chez elle, c’était sa peau diaphane et presque translucide. On eût dit la peau d’une reine scandinave, d’une blancheur de neige, conférant aux traits de son fin visage une dignité un peu froide, mais qui impressionnait. Le sang bleu qui courait le long de ses veines figurait de subtiles arabesques qu’on eût dites dessinées par un maître: elle était pourtant de condition modeste, fille d’un savetier réputée pour sa brutalité.
La jeunesse de l’enfant se passa à l’ombre de la maison familiale: une telle anomalie devait rester secrète, et la société être mise à l’abri d’un aussi monstrueux événement. C’est du moins ce que pensèrent ses parents, qui ne lui accordèrent que quelques promenades nocturnes sous la lumière pâlie des étoiles: ils l’accompagnaient silencieusement, observant d’un œil morne la clarté bleutée qui émanait de lui, comme un rayon de lune.
Quand, majeur, il se décida à quitter le giron familial, les gens furent d’abord effrayés, et appelèrent les autorités. Son cas fut examiné par une commission d’experts qui conclut à un phénomène de cristallisation aussi spontanée qu’inexplicable: en vérité, ils n’y comprenaient rien. La profession du père fut mise en cause: certains avancèrent qu’il pratiquait la magie noire et qu’il connaissait parfaitement la vertu maléfique des pierres précieuses, dont il usait à mauvais escient ; quant à la mère, sa complexion maladive fut soupçonnée d’être à l’origine du mal extraordinaire qui avait frappé son enfant ; l’influence néfaste de la lune le jour de la conception fut également mis en avant, ce qui ne fit que compliquer les choses, déjà passablement embrouillées.
L’homme fut relâché. Les gens finirent par s’habituer à son corps translucide, à son visage rayonnant et cristallin: on l’appela l’homme de verre.
Fort de l’amitié de la comtesse de M., qui le trouvait éblouissant, il se mit à fréquenter le monde. On admirait le prodige de son corps de verre si merveilleusement poli par la nature, le miracle de sa transparence. A lui seul, il éclipsait toute la lumière, ce qui lui valut l’inimitié de quelques jeunes hommes de bonne famille jaloux de son aura: ces derniers prenaient un malin plaisir, lors des réceptions, à renverser les coupes de cristal où l’on buvait sans bouder son plaisir le fameux vin d’Harmonie ; au son des fins calices qui se brisaient, l’homme de verre se figeait comme si la mort en personne eût pénétré dans la pièce: croyant sa dernière heure venue, il chancelait dangereusement et devait s’asseoir dans les plus brefs délais, une chute trop brutale pouvant être fatale à son corps délicat.
Un jour, lassé d’être une bête de foire, et craignant de provoquer quelque malheur (son corps ayant toutes les qualités d’une loupe, il avait mis feu, une belle après midi de juillet, aux somptueux rideaux de la comtesse, et il s’en était fallu de peu que le château tout entier fût ravagé par les flammes) l’homme de verre décida de quitter la ville.
Alors qu’il parcourait la campagne à la recherche de quelque lieu solitaire où il puisse se retirer, il déboucha dans une paisible vallée où, à l’ombre de grands chênes trempant leurs augustes racines dans un cours d’eau argenté, se dressait un château. Il s’approcha timidement, craignant d’effrayer le maître des lieux. A hauteur du perron, il vit s’ouvrir une porte, et, comme un rayon de lumière retenu jusqu’alors par de noirs cumulus, surgir une jeune fille d’une ravissante beauté. La lumière changeante du sous-bois traversait son corps prismatique et l’irradiait de rayons: on eût dit l’apparition d’un ange céleste égaré sur la terre, encore nimbé de feu divin. D’abord, il n’en crut pas ses yeux. Puis, il finit par s’y résoudre: il existait sur cette terre une femme de verre, frappée du même mal que lui. Une âme sœur qui le comprendrait.
Ils se regardèrent longuement aussi émus et surpris l’un que l’autre. Et ils se reconnurent.
La fin de notre histoire, hélas, n’est pas aussi brillante.
Au moment, où, enfin réunis, ils se donnaient le baiser qui consacrait leur amour, le contact de leurs lèvres produisit un son si harmonieux, si beau, une note si pure que leurs cœurs enivrés se fendirent.
GÉNÉALOGIE DE LA
MANDALE
Au commencent était la quiétude absolue, le calme blanc de l’esprit que ne tourmente aucune brise étrangère, aucun récif intérieur. Repos de courte durée. Ecce homo : voici le monstre redouté, l’homme incertain, voici le double étranger et son cortège de sournoiseries horizontales, ses gros sabots dentés en bandoulière, et sa face tyrannique qu’au premier regard on a détesté.
Alors vînt le temps de la quiétude relative, du rictus figé et de l’insurrection nerveuse, l’âge inquiet du premier tressaillement au dessus des lèvres.
L’envahisseur se dirigea droit vers moi, forcément, comme mystérieusement aimanté par l’antipathie grandissante que j’éprouvais à son égard, comme un chien affectueux, qui, lors d’une soirée, choisit d’importuner la seule personne parmi les invités qui justement déteste les chiens: c’est métaphysiquement infaillible m’a-t-on dit, mais psychologiquement accablant.
« Je peux m’asseoir? », demanda-t-il tout en s’asseyant, investissant de sa présence bruyante - avec le sans-gêne d’un mercenaire d’Attila en pays conquis - le fragile univers de silence que je m’étais construit, lecteur solitaire sous un abribus.
« Je vous en prie... eus-je à peine le temps de bafouiller, n’osant ajouter ...laissez-moi tranquille... », par crainte d’avoir à m’expliquer, ce dont je ne me sentais pas la force, voulant au contraire me draper de silence et fuir des complications au développement laborieux.
Mais mon barbare de voisin ne l’entendait pas ainsi. Se tournant vers moi, il me tendit une main moite et hasardeuse que, pris de court, je me sentis obligé de prendre et de serrer, et me dit d’un ton solennel:
« Bonjour, je m’appelle Friedrich, vous habitez ici? »
Agacé, je bredouillai quelques mots en guise de réponse, charabia incompréhensible et mauvais sénégalais qu’il fit mine de comprendre, en vieux roublard des conversations de salon. Je compris vite, en l’occurrence, qu’il ne m’écoutait pas. Il ne se fiait, pour me répondre, qu’à l’intonation générale de ma phrase (que j’écourtais le plus possible, fuyant tout dialogue soutenu), ne s’intéressant à moi que dans la mesure où je m’intéressais à lui, et reprenant dès qu’il en avait l’occasion le cours monotone de sa réflexion. Véritable rouleau confesseur, il transforma vite l’apparence de conversation que nous avions en un monologue interminable dont j’étais l’auditeur résigné et le confident grognon.
Avez-vous remarqué combien le temps s’étire ou se contracte autour de nous, comme s’il était soumis à quelque principe élastique et enchanteur qui fût capable de modifier sa durée familière, à quelque caprice souverain qui lui imposât l’imprévisibilité de ses variations affectives? En cet instant fatal qui me liait à M. Friedrich, chaque seconde, jouant de cette élasticité, semblait s’étirer mollement, délicatement, semblable aux doigts habiles du bourreau qui sait faire durer la souffrance, prenait les dimensions - séculaires - de mon ennui, et son air désœuvré. Ainsi, accablé par une sorte d’hypocrisie passive qui est l’envers le plus affligeant de la courtoisie, je mourais lentement (captif loin d’être captivé), notamment au récit méticuleux de son dernier séjour en Mayenne, en ce pays enclavé où, disait-il, il n’y avait rien à voir, mais auquel le liait, chaque été, une modeste maison de campagne qu’il avait hérité de sa tante.
Alors vînt le temps de l’inquiétude absolue, de l’éruption volcanique, l’âge lyrique et tourmenté, la fin des temps, l’ère-mandale.
Au moment où il voulut me faire part de ses réflexions sur les progrès de la bioéthique, terrifié soudain à la pensée que mon nouvel ami puisse être capable de parler indéfiniment, et me voyant prisonnier pour l’éternité de son indécent appétit de parole, par épuisement plus que par réelle franchise je m’écriai tout à coup:
« Je dois m’en aller! »
Il me regarda d’abord d’un air effaré, inquiet, chargé de reproches. Puis, se reprenant et me toisant du regard, il me lança, dédaigneux :
« De toute façon, vous n’avez pas la tête d’un aventurier! »
Je sentis rugir en moi l’animal sauvage, les chaînes se briser, et une colère sourde monter progressivement, d’une ampleur inquiétante. Je sentis se réveiller mon âme guerrière, et me mis bientôt à faire tournoyer ma main au-dessus de ma tête, à la manière de mes ancêtres celtes, comme une toupie de chair belliqueuse et menaçante. Enfin, libérant soudainement mon bras, une joyeuse mandale partit s’écraser avec retentissement - PAF! - sur la joue d’un M. Friedrich complètement hypnotisé jusqu’alors par ma danse guerrière et hystérique, et qui dans le rôle de l’empaffé me devînt bientôt tellement sympathique que, riant aux éclats, je l’emmenai sur le champ dans un petit bistrot de ma connaissance, afin que nous établissions tous les deux une généalogie de la mandale.
A L’ABORDAGE
Quoi de plus simple que de se dire bonjour? Je tends la main à Bernard, qui s’empresse de la serrer – en prenant bien soin de me regarder dans les yeux, ce que je fais également. Il est d’usage d’agir ainsi, chez nous, et voilà en effet un moyen commode d’entrer en relation, sorte de préambule courtois à la conversation (celle-ci s’engage en général sur un sujet banal, par souci d’économie) C’est extrêmement pratique : comment procéder, sinon? Si rien n’était prévu, voilà qui serait bigrement embarrassant et compliqué. Imaginons : je marche tranquillement dans la rue et soudain, c’est lui, c’est Bernard, un vieil ami que je n’ai pas vu depuis des lustres. Que faire? On s’approcherait gauchement, ne sachant comment s’aborder, craignant le ridicule ou l’impair ; on penserait qu’il serait judicieux de faire un geste (mais lequel?), un signe quelconque - interprétable par notre ami - qui puisse exprimer notre sympathie, notre amitié, ou au moins le respect élémentaire des règles de la courtoisie, si la personne rencontrée ne nous est pas familière ; pris de panique, peut-être serions-nous tentés, pour finir, d’agiter les bras, de faire de grands gestes incohérents, de grimacer, de sautiller, ce qui pourrait être mal interprété ; ou de se figer bêtement, le regard vide, et de rester planté là, sur le trottoir, les bras ballants, complètement paralysé par la situation (pourtant très ordinaire), ce qui pourrait être pris, cette fois-ci, pour une marque de froideur.
Ainsi, vous aurez compris qu’il est plus simple de faire comme tout le monde, de se serrer la main.
Une dernière chose : c’est aussi un moyen tout trouvé de s’assurer de la présence concrète de son interlocuteur. Une main molle, signe de timidité ou d’indifférence. Une poigne trop virile, signe d’un esprit militaire, conquérant ; ou encore d’un esprit obsédé par l’affirmation de sa virilité (avec sans doute un léger refoulement homosexuel) ; on peut également avoir affaire à un esprit volontaire mais amical, qui est là devant vous et vous le fait savoir - qui est bien là et pas autre part (perdu dans ses rêveries par exemple) : on peut compter sur lui. Les autres – dont je fais partie, la grande majorité, se serrent normalement la main.
Enfin, si quelque spectre égaré dans notre monde s’avise un jour de s’approcher, paf, nous lui tendrons la main, comme d’habitude : son air désemparé trahira immanquablement sa profonde méconnaissance de nos coutumes courtoises, le pauvre diable ne saura que faire et, honteux, sera contraint de se démasquer. Dans le cas particulier d’un spectre fourbe et quelque peu renseigné, pas de panique, sa main fantomatique sera de toute façon impossible à serrer, et nous saurons à quoi nous en tenir.
Ces considérations n’engagent que moi, bien sûr. Sur ce, je vous quitte en vous serrant la main.
LEÇON DE COURTOISIE
Essai d’anthropologie
Vaguement comparée
Selon le pays où nous sommes nés, plusieurs manières nous sont proposées de rentrer en contact avec nos semblables. Il y a là un rituel dont on ne peut faire l’économie, qui exprime un certain rapport aux autres et au monde. Voyons cela.
Chez les anglo-saxons, il est d’usage de se serrer la main. Une certaine distance est respectée: l’autre, en face, est cantonné à une longueur de bras. Pas de contact troublant, la situation est maîtrisée, circonscrite, aucun danger que ça dégénère.
Les Français se serrent également la main, mais, chose remarquable, ils embrassent les femmes, quand bien même ce ne sont pas leurs compagnes, leurs filles ou leurs sœurs. Quand un Français rencontre une femme, fût-elle sa mère ou la plus parfaite inconnue, il la baise sur la joue (parfois la main, mais ça ne se fait plus beaucoup), ce qui n’a rien de choquant, en vérité, sauf peut-être pour un anglo-saxon. C’est un traitement de faveur, mais il faut avouer que ça n’a rien de désagréable, au contraire : la peau des femmes est douce, il est bon d’y déposer un baiser. Les Françaises ne se refusent rien : elles embrassent les hommes et les femmes, sans distinction. Elles sont comme ça. Fascinantes. Dangereusement proches. Douées pour le contact. Les Français s’embrassent entre eux uniquement s’ils sont amis, et encore ce n’est pas obligatoire. C’est une façon d’abolir les distances, de créer un nouveau code. Les amis sont des enfants entre eux, la pudeur a seulement changé de visage.
Ce qui est vrai pour les Français l’est aussi pour les Italiens, les Espagnols. On pourrait parler d’un certain caractère latin, plus ou moins affirmé selon qu’on se rapproche ou que l’on s’éloigne de la méditerranée. Ainsi, les Italiens (et plus précisément les Siciliens) s’embrassent littéralement, se tapotent l’épaule, plusieurs fois de suite. Ils n’ont pas peur du contact : il n’est pas rare, dans la rue, de croiser deux hommes se prenant par la main, sans qu’il y ait autre chose entre eux que de l’amitié.
Ce qui est vrai pour les Français, les Italiens, les Espagnols, l’est globalement pour toutes les autres nations européennes, à quelques nuances près. Je ne m’y arrête pas, ayant peu voyagé : disons seulement que le fait de s’embrasser sur la joue (et plus spécifiquement celles des femmes) est une habitude reconnue et pratiquée dans presque toute l’Europe. Les hommes ne sont pas idiots.
Les Russes, quant à eux, vont plus loin : ils s’embrassent sur la bouche, directement, ce qui est choquant en vérité, même pour un français, qui pense pourtant avoir tout vu et se moque aisément du puritanisme anglo-saxon. Ils font ça naturellement, tout comme nous embrassons nos femmes, ça n’a pas l’air de les gêner outre mesure. Les russes passent volontiers pour des originaux, ils cultivent la différence. C’est leur côté artiste, ils n’aiment pas être compris. Enfin, ce n’est pas si simple.
Avant d’aller plus loin, voyons si nous n’avons rien oublié en Europe. Ainsi, dans les pays scandinaves, on est très direct, paraît-il. Quand on se plaît, on se le dit, on se prend, on s’embrasse, ça va de soi. Comparativement, les français sont très coincés : trop bavard, sans doute, ils pratiquent l’art de la séduction, qui est l’art des palabres, du marivaudage : les français compensent leur peur de l’échec par le génie de la conversation. Ils savent être légers et superficiels, à l’envi. Les anglo-saxons, de leur côté, ont le génie de la pudeur. L’envers de la pudeur, c’est le scandale : certains gentlemen anglais, dit-on, adorent se déguiser en femmes. Ceci est difficilement vérifiable, notons-le, la société anglaise étant aussi la société du secret (dont l’envers est la confession). Mais laissons-là ces subtilités.
Plus à l’Est, il y a les Chinois, qui sont des gens cérémonieux : ils joignent les mains au niveau de la poitrine, et s’inclinent mutuellement, sans se regarder (on n’est pas au judo). C’est une marque de respect, de déférence, d’extrême courtoisie. Certains observateurs mal éclairés prétendent qu’il y a là pas mal de fourberie, et qu’il faut se méfier. Laissons-les médire et examinons sans plus tarder le cas des Inuits, qui est remarquable : en guise de bonjour, ils se frottent affectueusement le nez. On est loin des salons anglais. C’est amusant, et ça doit réchauffer le cœur. C’est à n’en pas douter la façon la plus appropriée de briser la glace : pour cela, tout le monde voudrait être inuit.
Enfin, il y a le peuple Mandale, chez qui la sensibilité et la pudeur sont poussées à leur comble. Ici on se jette dessus, on s’étripe, on se tabasse, on se tord, on se roule, on se façonne, jusqu’à l’épuisement complet de tout embarras.
LA POLITESSE EST UN ART
Comme il y a des virtuoses du piano, ou du violon, il semble qu’il existe également des virtuoses de la courtoisie, des individus capables de manier avec aisance cet instrument délicat, varié, dont l’importance dans les relations humaines est manifeste : on pourrait à ce sujet hasarder l’image d’une huile complexe, patiemment élaborée, qui favorise le jeu des articulations, le frottement des rouages. C’est un jeu inquiétant que celui qui se joue entre les hommes, une machinerie étrange dont la courtoisie atténue la violence sous-jacente, non sans quelque hypocrisie.
En la matière, certaines personnes développent un don particulier, qui s’exprime par une déconcertante facilité à user des bonnes formules. Les formules de politesse sont relativement peu nombreuses, s’appliquant à des situations presque invariables : on pourrait penser qu’il est enfantin de choisir la bonne formule, celle qui s’adapte le mieux à la situation et à l’interlocuteur. Hé bien, non ! Ce n’est pas si simple : l’émotion, une certaine distraction, la brièveté propre à l’exercice peuvent contrarier votre choix et vous exposer à un certain ridicule. Il y a le très classique Bonsoir, monsieur adressé à une dame, que l’on avortera parfois, sur le fil, en un Bonsoir … comiquement suspendu. Rien de grave, bien sûr. Un léger embarras tout au plus, qui peut également gagner votre interlocuteur : tout d’un coup, ça sent l’artifice. L’articulation, soudain, paraît difficile, on entend comme un vieux cri rouillé, désagréable ; un bref désarroi vous envahit : et puis ça repart. Le jeu reprend, innocemment.
Il serait tentant de distinguer trois grandes classes relevant de trois attitudes fondamentales face à la courtoisie : les virtuoses, les maladroits, et, classe un peu à part, les désinvoltes (avec la sous catégorie des brutaux). Je ne parlerai pas des gens normaux, généralement des maladroits qui aspirent désespérément à être des virtuoses.
Nous avons déjà évoqué la catégorie des virtuoses, que nous avons d’emblée définis par une brillante aptitude à user, en matière de courtoisie, des bonnes formules. Chez eux, en effet, aucun contre temps, aucun lapsus, le mot juste vient à point nommé ponctuer ou conclure la conversation.1 On est frappé par la fluidité de leur propos, par leur sens quasi mélodique de la formule, par leur souveraine assurance : leur sourire nous enveloppe, ils ont pour nous (mais pas que pour nous) ce petit mot gentil qui nous émeut. Ils semblent faire preuve d’une distinction naturelle, quasi aristocratique. Mais rassurons-nous. Cette apparente facilité n’est pas exempte de préméditation : comme dans tous les arts, il y a certainement une part de charlatanerie.
Les désinvoltes se distinguent au contraire par l’importance toute relative qu’ils accordent à ce genre de formalités. On dirait plutôt qu’ils s’en foutent royalement. Ils vous abordent ou vous quittent brutalement, ne mettent jamais les formes, font preuve d’un aplomb incroyable. Mais, fait curieux, cette attitude insolente leur est rarement reprochée, car ils ont le don, malgré leur rudesse, de vous faire sentir toute l’inutilité de ces transitions : vous vous sentez soudain un peu ridicule d’être aussi émotif, conservateur, mesquin. Vous les enviez d’être aussi directs.
Notons qu’un désinvolte est souvent un ancien virtuose, un virtuose fatigué d’être brillant et qui ne croit pas plus à la pommade. Il y a comme un choix dans cette désinvolture, à l’origine, un choix fondateur qui disparaît aussitôt pour se muer en une seconde nature : ceci le distingue de sa caricature, le brutal, dont l’impolitesse est la conséquence lamentable de son abrutissement spirituel. Plus communément : un cuistre (voire : un con).
Pour finir, parlons des maladroits - dont il nous arrive tous de faire partie, avouons-le. Ce sont des cas intéressants. Les maladroits sont fascinés par les désinvoltes et les virtuoses, sans doute parce qu’ils sont incapables de les imiter. Autant les premiers paraissent inconscients de la dangerosité de l’exercice, autant ceux-ci en sont persuadés. D’où une certaine émotion, une tension légère qui les expose au pire : qui, ne sachant que dire, affichera un sourire idiot ou bégayera lamentablement, avant de se réfugier dans un silence crispé ; qui, plus dégourdi, voudra bien faire mais dira bonsoir en début de journée, merci au lieu d’au revoir, etc. Dans ces esprits troublés, que l’émotion rend trop rigides, la confusion est totale. Les formules de politesse se mêlent insidieusement, de curieux amalgames apparaissent, d’étranges lapsus voient le jour, suscitant d’indéniables situations comiques. Le maladroit, parce qu’il est émotif, est un être irrationnel, soumis aux caprices de son inconscient : il provoque ainsi, paradoxalement, la méfiance des virtuoses – qui peuvent raisonnablement s’attendre au pire. Le virtuose se délecte des gens normaux, qui, en lui renvoyant la balle, lui permette de mieux briller ; le maladroit, au contraire, crée un vide troublant, un dangereux vertige qui aspire toute la lumière. C’est un poète : on n’est pas sûr de ce qu’il va dire.
Affirmons ainsi, pour conclure et compenser leur détresse chronique, le grand pouvoir des maladroits : créer des situations baroques, irrégulières. Délicieusement improbables.2
LE MALHEUR DES AUTRES
Et autres plaisirs majuscules
« Suave, mari magno turbantibus aequora ventis,
e terra magnum alterius spectare laborem;
non quia vexari quemquamst jucunda voluptas,
sed quibus ipse malis careas quia cernere suavest. 3»
Lucrèce, De Natura rerum
Vous êtes tranquillement en train de causer, quand soudain la nouvelle tombe : la femme de B. a demandé le divorce. On s’étonne, on s’interroge : un couple apparemment si solide, si parfait, si amoureux, ce n’est pas possible, il y a quelque chose qui cloche. Qui clochait, précise S. Je n’en reviens pas, ajoute N., ils étaient si mignons. Chacun y va de son petit commentaire, un peu excité par la nouvelle : ça, pour une nouvelle, c’est une nouvelle. Mais on ne s’étend pas sur le sujet, on réserve à plus tard la délicieuse méditation sur le couple, les apparences qui sont trompeuses et l’effroyable complexité de la relation amoureuse : on réserve ça à la cuisine, où s’échangent des vérités plus intimes, à la cuisine ou au couloir si propice aux apartés, aux confidences furtives et autres petites trahisons dérobées.
La conversation porte déjà sur autre chose et pourtant vous y pensez toujours, vous pensez à ce fameux B. dont la femme vient de demander le divorce. Vous commencez par le plaindre, par vous sentir solidaire de sa souffrance, et puis très vite, c’est parti, vous êtes déjà heureux de ne pas être à sa place. Vos poumons se dilatent, vous êtes gagné, malgré vous, par une légère euphorie qui vous rend plus léger : la femme de B. a demandé le divorce. Vous avez beau vous dire que c’est triste, que ce n’est pas joli joli de vous réjouir ainsi du malheur des autres, impossible de ne pas éprouver le plaisir honteux, inavouable de ne pas être à la place de B., d’être simplement à votre place où vous vous sentez si bien (vous avez beau avoir été infect hier, vous savez que votre femme ne vous en veux pas, qu’elle vous aime profondément et qu’elle ne vous quittera jamais, vous rayonnez intérieurement à cette pensée, vous auriez presque envie de chanter)
Mais déjà votre conscience vous travaille : qu’est-ce que ça veut dire de vous réjouir ainsi du malheur d’autrui? Qu’est-ce que c’est que ce travail? Mais non, pensez-vous, je ne me réjouis pas, c’est plus fort que moi, c’est tout. Ça vient de l’intérieur, une joie irrépressible comme on dit, mais petite, toute petite, rien de grave. Et puis je ne vais pas me morfondre pour ce pauvre B. non plus, je ne vais pas m’habiller en noir et me donner le fouet parce que sa gonzesse l’a quitté. Faut pas pousser.
Bien essayé, mais une petite voix persiste à vous dire que ce n’est pas très sérieux de se laisser aller à ce genre de sentiment primaire, qu’il faut lutter contre. Tout ça c’est du niveau cour de maternelle. D’ailleurs, n’y a-t-il pas quelque chose de plus profond caché là-dessous? Un vieux souvenir, un petit détail qui expliquerait tout?
Vous repensez en effet aux moqueries incessantes de B. dans le bus qui vous menait à l’école, aux vexations qui vous mettaient la rage au ventre et à la peur qui vous paralysait. Tout cela n’avait pas duré bien longtemps, bien sûr, mais suffisamment pour que le souvenir reste vivace au fond de votre mémoire : à l’époque, une réaction avait suffi, une envie de secouer le nœud du problème (en l’occurrence B.) qui avait spontanément rétabli un respect minimum et la tranquillité qui va de paire. La suffisance de B. en maintes circonstances vous revient également en mémoire, et certaines conversations qui vous agaçaient particulièrement. Ses leçons de morale au lycée surtout, ses discours sur le couple, ça c’était le pompon, il avait le don de vous culpabiliser, il semblait même prendre un malin plaisir à le faire. Pour lui vous n’étiez qu’un gros nul.
En fait, c’est bien fait ce qui lui arrive, c’est un vrai con, ce B. Le mystère c’est que D. soit restée aussi longtemps avec un type comme lui, aussi imbu de sa personne. Ce n’est que justice ce qui lui arrive. Ha ! Ha !…
(…)
Non, décidément, ce n’est pas possible de penser cela, ce n’est pas très charitable. B. a changé, et vous aussi. Pauvre B. Mais bon, il l’a bien mérité quand même. Ça lui apprendra à donner des leçons. En attendant, allez-vous resservir un petit punch, ça va vous calmer.
METTRE A LA PORTE
« Les êtres nous deviennent supportables dès que
nous sommes sûrs de pouvoir les quitter »
Mauriac
Il n’est pas toujours facile de reconduire quelqu’un à sa porte. Comment signifier à notre invité qu’il est l’heure de partir, de nous laisser, avant qu’il ne soit trop tard? Déjà, en effet, une certaine forme d’inertie s’est installée, une pesanteur dans les échanges qui accentue les longueurs et rend les transitions plus difficiles. L’énergie qui prévalait au début, l’enthousiasme d’être ensemble, la bonne volonté commune, tout cela commence soudain à s’émousser, à se dégrader, selon la funeste loi d’entropie. Et pourtant, il y a à peine un quart d’heure, tout allait bien.. Mais voilà, quelque chose a changé : la fatigue commence à être perceptible. Elle a débarqué sans crier gare, premier symptôme d’une maladie foudroyante : l’ennui. Est-ce la force de gravité qui, tout à coup, pèse plus sensiblement sur nos épaules? En tout cas, nonobstant toutes les règles de bonne conduite, nous nous écrasons de plus en plus sur notre chaise ou - hypothèse plus séduisante - notre fauteuil, nous parlons plus lentement, notre regard se perd dans le vague, nous sommes ailleurs.
Cette heure fatidique peut sonner plus ou moins tard selon l’humeur du moment, l’état de fatigue, la chimie des caractères et des conversations, mais une chose est sûre : elle sonnera, immanquablement. A moins d’avoir complètement dérapé au cours de la soirée : sous l’effet d’une émotion intense, vous avez bêtement proposé à vos invités de s’installer chez vous de manière définitive et ces derniers, également entamés par les nombreux verres de whisky dégustés à l’apéro, ont tout aussi bêtement acceptés. Vous voilà condamnés à vivre ensemble, c’est malin..
Dans le cas contraire, il faut réagir. Il s’agit donc, par la vertu des quelques signes délicatement envoyés, de faire comprendre à la personne que nous recevons que le moment est arrivé de mettre un terme à notre entrevue, sous peine de gâcher l’agréable moment que nous venons de passer ensemble. Rien de plus simple en apparence. En vérité, c’est assez délicat : à moins d’être télépathe, il faut être suffisamment habile pour ne pas risquer de paraître impoli, et posséder à la perfection l’art d’arrondir les angles. C’est la soirée entière qui est en jeu : le moindre faux-pas, et l’agréable soirée se transformera en farce misérable, en fiasco consommé.
Pour éviter la catastrophe, plusieurs tactiques sont à notre disposition.
La première, assez grossière, est de se retirer lentement de la conversation, de la laisser s’éteindre progressivement en refusant de l’alimenter. Il est fort à parier que l’étiolement de la conversation rendra notre mutisme grandissant perceptible (à moins d’avoir été totalement transparent dès le début, ou d’être généralement muet comme une carpe), et celui-ci sera rapidement interprété par notre invité comme un signe évident de fatigue, ce qui nous dispensera d’avoir recours au subterfuge des bâillements, procédé tout de même un peu trop appuyé. Notre invité, s’il n’est pas capable d’auto alimenter la conversation par le ronronnement de ses propres paroles, ou tout simplement s’il est poli, prendra bientôt l’initiative de se lever : il ne restera plus qu’à l’accompagner. Mais les adieux risquent d’être laborieux, car il faut soudain sortir de sa bulle, et se remettre à parler, au moins quelques mots, même bredouillés (tout dépend si l’on s’est endormi ou non sur le canapé, à force de ne plus participer à ce qui se passe) : on ne peut en effet se dispenser de conclure.
Une deuxième tactique consiste à proposer de se revoir prochainement. Prenant acte de la consommation momentanée des énergies, on se donne rendez-vous plus tard, quand chaque noyau individuel se sera réchauffé et renouvelé. Du coup, fort de cette ligne de fuite, il devient relativement aisé et naturel de congédier ses invités : la perspective heureuse de se revoir prochainement occulte merveilleusement la brutalité (relative) de la situation., et il est possible d’abréger la cérémonie des adieux, voire de l’expédier, ce qui est très commode.
La troisième tactique, plus fourbe, plus insidieuse, s’apparente à de la suggestion indirecte. Ainsi, on pourra demander « innocemment » à sa femme l’heure à laquelle elle commence le lendemain, forcément très tôt, si elle vous a bien compris. Ou bien : « Tu as l’air fatigué, chéri, ça va? » , qui marche très bien aussi. Les mêmes questions peuvent également être posées à l’un des convives : l’essentiel étant de suggérer qu’il est l’heure.
Remarquons que la perspicacité – et réactivité - de notre invité n’est pas forcément en cause. Il a sans doute compris, lui aussi, qu’il était l’heure de partir : mais il craint de nous froisser en prenant congé trop abruptement. Ne va-t-il pas heurter notre susceptibilité en montrant trop clairement qu’il n’a plus besoin de nous? Mais non ! Diable non ! Pas plus que nous ne blesserons son amour propre en lui rendant sa liberté ! Absurde jeu de dupes !
Alors, que faire? Pourquoi ne pas dire la vérité, après tout? C’est l’évidence même.
Mais non, dans la plupart des cas nous continuons lâchement à entretenir la conversation, comme si de rien n’était, comme si nous avions peur de trahir quelque chose, de rompre le charme (pourtant déjà sérieusement entamé). Nous redoutons provoquer ces adieux, sans doute parce que nous avons peur que le ridicule de la situation nous paralyse ou nous fasse dire n’importe quoi, juste pour meubler : nous craignons tout simplement d’être pathétiques. Or nous savons pertinemment qu’il est important de finir sur une bonne impression, de ne pas se quitter sur le souvenir d’un profond malaise (qui ternira l’ensemble de la soirée) :
« Bon, au revoir, alors… »
Entre le salon et la porte d’entrée, Il faudra donc – dans la mesure du possible - être drôle, spirituel, prévenant, amical, en un mot inspiré, le tout dans un laps de temps relativement court, et ce malgré la fatigue qui nous accable. La main sur la porte grande ouverte que nous rêvons de refermer au plus vite, et face à nos invités qui s’en vont, il faudra trouver les mots justes, à la fois touchants et définitifs, qui adouciront la violence de ce qui s’est révélé : le besoin urgent de se séparer. De se retrouver seul.
Devant la complexité et dangerosité de l’exercice, nous restons pétrifiés. Paralysés dans l’entre-deux. Au risque d’atteindre le point critique, où la situation s’affaisse sur elle-même avant d’exploser.
Peut-être est-il préférable après tout de ne rien faire, d’attendre que quelque chose arrive qui décide pour nous. Avec un peu de chance nos invités vont disparaître comme par enchantement, dans un nuage de fumée, et nous pourrons enfin aller nous coucher.
REFERMER LA PORTE
"La politesse est une sorte d'émoussoir qui enveloppe
les aspérités de notre caractère et empêche que
les autres n'en soient blessés."
Joseph Joubert.
On se plaint souvent des témoins de Jéhovah, mais il est une catégorie de prosélytes bien plus aguerris, bien plus obtus, que le salut de notre âme n’intéresse guère et qu’une franche hostilité ne saurait résoudre à nous lâcher la grappe : les délégués France Loisirs.
Les premiers, chrétiens dissidents, apocalyptiques, sont facilement identifiables : on reconnaît au premier coup d’œil leur vêtement austère, pour ne pas dire ringard, généralement constitué d’une veste et d’un pantalon noir ou bleu marine, d’une chemise blanche impeccablement repassée et d’une épaisse cravate sévèrement nouée autour du col. Leur costume semble être l’incarnation de leur univers moral, de cette atmosphère poussiéreuse et théâtrale dont paraît se nourrir leur esprit, et où la raideur protestante, l’humilité mécanique et craintive du disciple se mêlent aux crispations dogmatiques de la race élue. Tout le monde les connaît : ils frappent timidement à notre porte, dans l’espoir, sinon de nous convertir, au moins d’ébranler notre âme légère, ignorante, adonnée au plaisir, par quelques paroles édifiantes et salutaires. Pour les éconduire, il suffit généralement d’accepter leur brochure : l’expérience du porte-à-porte ayant quelque peu émoussé leur conviction apostolique, ils se contentent assez vite, après avoir parlé du monde cruel et vide de sens dans lequel nous vivons, et du besoin que toute âme, même la plus corrompue, a de Jéhovah, de nous lancer un regard lourd de compassion où se lit aussi leur découragement, puis de se retirer en s’excusant de nous avoir dérangé : car l’extrême politesse, ajoutée à une certaine dose de courage et de ténacité, n’est pas la moindre de leur qualité. Ils sont sans doute pénibles et manichéens, mais ils débarrassent assez vite le plancher. Ils offrent en outre l’occasion aux plus retors, ou aux plus curieux, d’un amusant débat théologique sur le pas de la porte, d’une controverse brutale ou subtile où le jeu est de les pousser dans leurs derniers retranchements. Pour ma part, je me contente d’affirmer que je suis catholique, et que j’ai déjà tout ce qu’il faut. Je dois dire que ça marche assez bien (ils ne me considèrent plus comme irrémédiablement perdu). Chacun sa méthode.
Dans la catégorie des importuns, les seconds - les délégués France Loisirs - sont largement moins scrupuleux, et plus envahissants. Leur premier objectif semble être de forcer notre porte, de s’introduire chez nous puis de s’installer confortablement dans notre canapé. Non pour nous vendre le salut éternel (notre âme les intéresse beaucoup moins que notre portefeuille) comme les premiers, mais le secret d’un autre type de félicité, tout aussi divine et enviable à leurs yeux : un abonnement au "club". C’est une mission sacrée : nous ouvrir les portes de la culture et du rêve, nous faire rentrer dans la grande famille France Loisirs, dans ce fameux Club où il est si merveilleux (et si chic) d’entrer. Et, prêtres de cette nouvelle religion du Livre, de sacrifier généreusement leur temps pour convertir les ignorants, qui verront leur vie transfigurée en échange d’une misérable petite signature au bas d’un papier ! Ô joie ! Quelle générosité ! Et que la maigre brochure des témoins de Jéhovah nous apparaît dérisoire, en regard de ce qu’ils nous offrent !
Je me souviens d’une visite où le ton était monté. J’étais plongé dans un livre particulièrement captivant, quand j’entendis sonner. Je me dirigeai mécaniquement vers la porte, sans réfléchir, et, aussi parfaitement abruti qu’un somnambule par cette irruption brutale de la réalité dans le champ vaporeux de ma lecture, je l’ouvris sans méfiance. C’était une femme. A son œil humide et mielleux, je compris vite que ce n’était pas une simple visite de courtoisie. Mon corps, mon esprit se crispèrent aussitôt, et je dus me maîtriser pour ne pas refermer brutalement la porte au nez de mon visiteur.
« Bonjour monsieur, excusez-moi de vous déranger… auriez-vous quelques minutes à m’accorder?
Hé bien… je suis assez occupé, là… C’est pour quoi?
Elle commença aussitôt à me sortir son baratin, que je m’efforçai d’écouter patiemment tout en réfléchissant à la manière dont j’allais pouvoir l’expédier.
« Ecoutez, je connais bien le système France Loisirs, lui répondis-je quand elle eut fini, ça ne m’intéresse pas. Je préfère vous le dire tout de suite : je ne voudrais pas vous faire perdre votre temps.
- Mais vous ne connaissez sans doute pas notre nouvelle formule? me lança-t-elle d’un air vainqueur et déjà légèrement agacé, avec un tremblement imperceptible dans la voix. Elle refusait visiblement de lâcher le morceau : je devais sans doute avoir une bonne tête de pigeon. Ou bien c’était quelque chose dans le ton de ma voix, un manque d’assurance dont elle pensait pouvoir tirer profit. Il ne me restait plus qu’à essayer d’être ferme
- Ecoutez, je sais que vous avez un "argumentaire" à respecter, bredouillai-je péniblement, de plus en plus crispé, mais je vous ai dit que ça ne m’intéressai pas… Je connais, merci… »
Le principe du club, effectivement, m’était bien connu. Un ami, il y a quelques années de cela, avait proposé de me parrainer pour Le Grand Livre du Mois, un des concurrents de France Loisirs en matière de vente de biens culturels par correspondance. J’avais naïvement accepté. Tous les mois, je devais renvoyer un formulaire, sous peine de recevoir automatiquement le livre du mois, en l’occurrence le livre choisi par les hautes instances du club. C’était assez vicieux, d’autant que durant les deux ans qu’a duré mon abonnement, j’ai oublié presque qu’à chaque fois de renvoyer le fameux coupon réponse : d’où une collection de navets, de mauvais best-sellers et d’ouvrages "sensationnels" (dont un livre de Paco Rabanne) que je n’ai jamais lus mais qui ont un temps encombré ma bibliothèque. Mon ami, quant à lui, pour m’avoir ainsi converti, avait reçu la collection complète et reliée des volumes d’A La Recherche du Temps Perdu. Il en rit encore quand nous en parlons, tout juste s’il n’est pas plié en deux, comme si le comique de la situation l’écrasait, littéralement. Avec le recul, tout cela me paraît en effet assez amusant : mais je n’ai aucune envie de remettre ça.
« Un argumentaire? répéta-t-elle, le souffle coupé. Mais pas du tout, je voulais juste vous faire profiter des avantages du Club… la nouvelle formule… c’est très intéressant… il n’y a aucun argumentaire là-dessous… »
Elle trouva opportun d’affecter un air indigné, ce qui acheva de me raidir tout à fait.
« Ça ne m’intéresse pas… » Répétai-je à nouveau, à court d’idée.
Il y eut un court moment très pénible où la tension était aussi palpable que l’électricité un jour d’orage, et durant lequel nous restâmes nous regarder en chien de faïence, comme deux vieux ennemis qui se comprennent parfaitement, mais qui n’ont plus rien à se dire. On en était là, c’était parfaitement stupide.
Elle chercha à retrouver le fil son "argumentaire", mais on sentait bien qu’elle n’y était plus, qu’elle faisait des efforts surhumains pour ne pas s’énerver, pour ne pas me maudire, moi qui l’avait pris de haut, qui l’avait accusée à demi-mots de vouloir me duper, sans égards pour les réels avantages qu’elle était généreusement venus m’offrir. Et puis je n’étais pas le premier : combien de refus essuyés, avant moi, de visages haineux et de portes refermées?
Je restai figé sur le pas de la porte, la main crispée sur la poignée, furieux, penaud, découragé.
« Bien…
- Oui, je ne vais pas vous déranger plus longtemps », coupa-t-elle en commençant à redescendre les quatre étages qui menaient à mon appartement.
Puis, la voix tremblante de colère retenue :
« Bonne fin de journée, monsieur !…
- Heu… oui, bafouillai-je, bonne journée… »
Je refermai lentement la porte, jetant un dernier coup d’œil à la jeune femme qui mettait nerveusement les voiles, visiblement excédée d’avoir perdu son temps. Là-dessus on était d’accord : mais enfin, je n’avais rien demandé. C’est elle qui était venue me voir ! Je mis un certain temps à retrouver mon calme, bêtement, errant dans mon appartement comme une bête en cage, grognant et pestant contre moi-même qui était incapable de refermer une porte. Mais bientôt tout rentra l’ordre, mon cœur se mit battre plus lentement, le flux électrique de ma colère commença à décroître, et j’éprouvai la satisfaction de me retrouver seul chez moi, à nouveau, dans mon petit cocon, mon repaire, mon nid, foyer chéri de ma tranquillité que je me jurai de mieux défendre la prochaine fois.
UNE INVENTION
FORMIDABLE
Comment ne pas s’enthousiasmer, en effet, devant ce petit appareil d’apparence commune, mais qui a le pouvoir inouï de nous faire entendre la voix d’un interlocuteur invisible sans que nous puissions la rattacher à la présence physique de celui-ci, à sa bouche, à son regard, à sa veste mal découpée à laquelle est resté accroché un petit bout de paille dont la présence inopportune aurait, si nous l’avions vu, excité notre curiosité et distrait notre attention. Non, au moment où nous lui parlons, rien de tout cela, la personne à laquelle nous parlons ne peut être devant nous pour la simple et bonne raison qu’elle est à l’autre bout du fil, c’est-à-dire suffisamment loin pour que nous ayons eu besoin de nous servir du téléphone. Téléphoner, c’est télé-communiquer, c’est-à-dire communiquer à distance, parler à quelqu’un qui n’est pas là, comme si notre téléphone avait le pouvoir de faire de nous des médiums, des inspirés, des réceptacles vibratoires et cosmiques ! Nous entendons des voix ! Et nous leur parlons ! Ö rêve insensé ! Nul besoin pour y arriver de fumer le calumet ou de mâcher quelque feuille étrange aux pouvoirs stupéfiants, il suffit de décrocher le combiné, de frapper quelques touches (ou de faire tourner le petit disque percé de trous, pour les plus attardés) et soudain, après une sorte d’invocation aux accents monotones produite par la machine elle-même (je veux parler de la tonalité) soudain, ô miracle, résonne la voix éraillée et grésillante de Robert, que nous venons de réveiller : nous allons pouvoir communiquer comme si nous étions dans sa chambre (enfin s’il le veut bien) ou lui dans notre salon, abolir l’espace-temps, communiquer en hommes modernes que ce prodige lui-même n’étonne plus, se parler à l’aveuglette en regardant distraitement ce que l’on a devant nous, en griffonnant le bloc-notes, en continuant à mâter la télé ou en jouant nerveusement avec le fil tordu et tire-bouchonné du téléphone. Mais, à bien y regarder, rien ne prouve aux personnes qui nous entourent que nous parlons réellement à quelqu’un, que nous ne jouons pas la comédie, comme au cinéma. Et nous même, sommes-nous si sûr d’entendre cette voix? Un léger sentiment d’angoisse m’étreint parfois, quand je téléphone : c’est bien la voix de mon ami, mais comme entendue en songe, désancrée, presque irréelle. Son visage intérieurement recomposé se balance vaguement à l’autre bout dans le plus flou des décors, dans une nuit indéfinie et vacillante comme la flamme d’une bougie. Tout cela, cette conversation aveugle, ces mots qui se tordent le long des fils et rejaillissent impeccablement dans l’oreille de mon interlocuteur, tout cela me paraît formidable mais parfois un peu déprimant, comme si j’étais victime d’une hallucination qui me faisait dialoguer avec un spectre - ou quelque chose dans le genre - avec une voix ressemblant étrangement à celle de mon ami mais dont je ne pourrais dire avec certitude qu’elle n’est pas le fruit de mon propre délire, de quelque transe purement intérieure, fantasmagorique, dans laquelle je serais rentré au contact du combiné. Et d’éprouver après coup une violente nostalgie qui me donne envie d’entendre à nouveau mon ami, de l’entendre et de le voir réellement, cette fois-ci, et pas seulement à travers le voile nébuleux et profondément schizophrénique d’une conversation téléphonique.
TELECOMMUNICATION
Le téléphone est une invention formidable, certes, mais je ne peux m’empêcher de rester sceptique. Je crois manquer fondamentalement d’enthousiasme pour ce genre de prodige technologique. Oh ! Je ne dis pas que ce n’est pas pratique : je m’en sers beaucoup, du téléphone, comme tout le monde, ça me permet d’appeler des gens, de fixer des rendez-vous, de demander des renseignements, de dire où je suis, ce que je fais, etc. Je suis relié au monde. Le téléphone, en faisant de moi un individu joignable, m’empêche de devenir un vieux loup solitaire. Et puis il me permet de garder le contact avec des amis qui sont loin, d’entendre physiquement leur voix, de restaurer une sorte de présence malgré la distance qui nous sépare. Ce n’est pas négligeable. Aussi, bien que je ne me sente pas spécialement doué pour cette forme de communication moderne qu’est le téléphone, c’est devenu pour moi quelque chose de familier, d’efficace, un truc de la vie de tous les jours qui ne me pose pas de problème particulier et dont je reconnais l’utilité pratique. Pourtant, au fond de moi, quelque chose doit considérer que ce n’est pas si évident que cela, tous ces câbles entre nous, ces poteaux, et notre voix qui se balade d’un bout à l’autre du fil sous forme d’ondes électriques chargées de nos paroles et de notre pensée. Ça marche, certes, mais inconsciemment, j’ai du mal à y croire, je reste un homme sauvage, rétif au progrès, je doute malgré moi de l’efficacité de la transmission. La preuve, c’est que je me sens obligé de parler très fort dans le combiné, comme si la distance n’était pas complètement abolie, comme si la technologie, à l’efficacité de laquelle je crois rationnellement par ailleurs, m’apparaissait douteuse, inconsciemment. Cette façon que j’ai de hausser la voix au téléphone (en général, dans la vie, je ne parle pas très fort) fait beaucoup rire ma femme, qui me plaisante souvent là-dessus. Il arrive que je lui fasse honte, aussi, à vociférer de la sorte comme un malappris, comme si j’oubliais toute mesure - et que ma voix était suffisamment amplifiée pour que mon interlocuteur me comprenne sans que le besoin se fasse sentir de hurler comme à un sourd. C’est plus fort que moi, si je parle normalement j’ai le sentiment qu’on ne m’entendra pas très bien. C’est bête mais c’est comme ça. L’arrivée du portable n’a rien arrangé, bien sûr, la technologie étant encore plus pointue – et plus invisible : désormais, c’est n’importe où que je hurle et vocifère, en pleine rue, dans ma voiture, dans les allées des grands magasins, dans les escaliers, chez les gens, etc. J’ai beau être un garçon très poli, très soucieux des convenances, à ce moment j’oublie tout, mon angoisse reprend le dessus, et, toujours aussi inconsciemment incapable d’y croire, à cette débauche de technologie postmoderne (je n’ai pourtant rien contre Internet, par exemple) je me mets à parler un sérieux ton au-dessus, à la grande honte de ma femme qui roule vers les auditeurs les plus proches un regard embarrassé et chargé d’excuses, avant de me fusiller sévèrement du regard, tournant vers moi ses grands yeux sourcilleux et froncés - pour bien me faire comprendre que décidément, ça ne se fait pas. Je le sais bien, hélas ! Mais c’est plus fort que moi. Enfin, avec le temps, je me corrige un petit peu, tout de même. J’essaye de me forcer à me détendre, à parler plus lentement, et moins fort surtout. Ça marche, mais c’est un peu affecté. Avec un peu de travail, et de concentration, ça devrait aller mieux. Mais ce n’est pas tout. Depuis quelques mois (neuf, pour être exact) nous avons, ma femme et moi, à affronter une nouvelle épreuve : notre petite fille est née. Et une petite fille, ça dort beaucoup, surtout au début (et ça se réveille souvent aussi, mais c’est un autre problème). Et alors, me direz-vous? Hé bien, voici mon nouveau supplice : quand ma fille dort, il ne faut pas faire trop de bruit, parce qu’elle a le sommeil fragile. En général, on débranche le téléphone, c’est plus simple, un accident est si vite arrivé, et puis on est jamais trop prudent, comme on dit. Mais souvent on oublie. Résultat : la sonnerie retentit, c’est la panique, on court vers le téléphone le plus proche (hé oui, nous en avons deux, c’est formidable), et de décrocher dans l’urgence pour murmurer un si maigre « allô? » que la personne qui nous appelle se demande à juste titre si quelqu’un a vraiment décroché. C’est à ce moment précis que mon calvaire commence : moi qui suis habitué à parler déraisonnablement fort au téléphone, là je suis obligé d’étouffer comiquement ma voix, de la chuchoter. J’ai beau me diriger en catastrophe vers la pièce de mon appartement la plus éloignée de la chambre de ma fille, je suis encore obligé de parler relativement bas (ma femme se chargeant de me le rappeler si je ne le fais pas, en faisant de grands gestes et en ouvrant muettement la bouche pour que je lise sur ses lèvres) de peur de la réveiller - ce qui serait une catastrophe (un bébé qui dort est une vraie bénédiction, on peut enfin aller s’effondrer dans le canapé et retrouver pour un temps une apparence de vie normale). Il n’y a, je crois, pas de supplice plus grand que d’aller ainsi contre sa pente naturelle : ça me donne à chaque fois l’impression d’être un éléphant dans un magasin de porcelaine, de marcher sur des œufs, de subir un écartèlement mental, de dérailler, de nager dans la confusion. Ma pensée est comme paralysée par ce faible murmure qui sort de ma bouche, et s’étrangle à son tour, me laissant totalement démuni face à une conversation qu’il faut bien poursuivre (et Dieu sait si je n’ai qu’une seule envie, c’est d’y mettre fin en raccrochant instantanément) : je reste sec, et j’expédie froidement mon interlocuteur, aussi heureux suis-je de l’entendre et aussi forte soit mon envie de lui dire qu’il n’y est pour rien. C’est vrai que c’est mon problème, après tout : j’ai beau expliquer la situation aux gens qui m’appellent quand notre fille dort (qu’ils comprennent d’ailleurs parfaitement), j’ai peur de les vexer, de ne pas être assez prévenant, assez amical envers eux. Et puis, déjà qu’en général j’ai l’impression que si je ne parle pas assez fort, on ne m’entendra pas, là c’est l’enfer, je redoute d’avoir à me répéter, de buter sur les inévitables malentendus que ma voix étouffée risque de susciter, bref d’avoir avec mon interlocuteur une de ces conversations difficiles et légèrement grotesques qui donnent le sentiment de s’enliser, et dont nous ressortons accablés et penauds (j’en rajoute un peu, mais bon, là-aussi c’est une pente naturelle). Le plus drôle, dans l’histoire, c’est que le délire dont je parle est contagieux : quand ils entendent au bout du fil notre petite voix étouffée, chancelante, nos amis baissent instinctivement la voix, eux aussi, se mettent à chuchoter comme des conspirateurs, s’excusent d’avoir manqué de perturber par leur appel le sommeil de notre progéniture (et par là même notre tranquillité), comme si on pouvait les entendre, de là où ils sont, comme si leur voix portait jusqu’aux oreilles de notre fille, et risquait de la réveiller. Quand je vous disais que le téléphone était une invention formidable.
L’UNIVERS PROFESSIONNEL
Chaque métier a ses contraintes, ses spécificités, ses fêtes entre collègues. Chaque expérience professionnelle est aussi l’expérience d’une intégration dans un groupe déterminé, dont il faut apprendre les codes, le fonctionnement, les rituels. C’est ce que l’on appelle les relations avec ses collègues. Les collègues ne sont pas des amis (sinon, pourquoi aurait-on inventé un vocable pour les désigner), mais les gens avec qui l’on travaille. Ce qui sépare irrévocablement un collègue d’un ami, c’est que le premier vous surveille inconsciemment, et peut vraisemblablement vous dénoncer au chef : ce petit détail crispant modifie les rapports dès le début, et vous empêche généralement de devenir amis.
Tous les collègues réunis ensemble forment un groupe de collègues, et ce groupe a par essence vocation à organiser des fêtes ou se vérifiera sa solidité et s’établira une hiérarchie arbitraire entre collègues de même niveau, au terme d’une lutte souterraine pour le pouvoir où les plus ambitieux se distingueront par leur parfaite absence de scrupules : la flatterie, le copinage, la délation, tout sera bon à ces futurs petits chefs obsédés par l’idée de marquer leur territoire..
Le plus dur, après s’être plus ou moins intégré, c’est de cerner ce que l’on pourrait appeler l’humour du groupe. En l’occurrence ses mauvaises blagues, ses rituels de moquerie, ses victimes désignées, ses canulars - sous peine d’être considéré comme un rabat-joie et d’être irrémédiablement mis à l’écart. Sans essayer de concurrencer Robert, le roi de la blague, il faudra de temps en temps risquer un petit jeu de mots de votre cru, ou du moins, si vous en êtes incapable, rire de bon cœur à toutes les insanités, voire en accentuer les développements scabreux, sous peine de briser le fameux consensus qui fait de votre petit groupe une véritable famille où la complicité (au sens fort) est de bon ton.
L’UNIVERS PROFESSIONNEL II
Élargissement
Et radicalisation du propos
Il sera prudent d’éviter, dans la mesure du possible, les collègues de votre compagne : l’exercice est par trop risqué et périlleux, vous entrez ici dans un monde trouble où votre présence sera inconsciemment ressentie comme menaçante, inopportune. Vous êtes un corps étranger, vous appartenez à une autre sphère, une sphère bien mystérieuse qui n’avait jusqu’à lors qu’une existence vague et désincarnée : vous êtes le mari de votre femme.
De son côté votre compagne vit une expérience proprement schizophrénique, déchirée entre l’envie de vous avertir, de vous protéger, et l’impérieuse nécessité de ne pas se mettre à l’écart du groupe qui l’a accueilli, de pas être différente – de se comporter, au contraire, comme elle le fait tous les jours (ce qui est impossible, puisque vous avez eu la faiblesse d’accepter de venir). Vous êtes un boulet pour elle, mais elle ne peut se résigner à vous abandonner à la férocité ou à l’indifférence de ses collègues, à ce groupe constitué et fort de son nombre qui ne demande qu’a vous expulser, comme une mauvaise bactérie.
L’UNIVERS
PROFESSIONNEL III
Les collègues de votre femme, suite et fin
Il est possible d’être accepté par les collègues de votre femme, ou que celle-ci le soit par les vôtres, mais c’est rare. La plupart du temps, vous êtes, d’une façon ou d’une autre, un élément perturbateur qui rompt l’équilibre préalable des choses : la place de votre femme au sein du groupe (qui du simple fait de votre présence se décentre et s’alourdit) et la position du groupe vis-à-vis de votre femme (elle n’est pas tout à fait la même quand vous êtes là, elle est moins spontanée). Il règne une tension inhabituelle qui ajoute à votre désarroi ou à votre ennui, et qui désole votre compagne, si heureuse de vous présenter ses nouveaux collègues, et qui vous avait tant vanté la bonne ambiance qui régnait sur son lieu de travail.
LE MYSTERE EST A
L’INTERIEUR
Essai d’anthropologie behaviouriste particulièrement obscure
Face au mystère, à l’incompréhensible, plusieurs attitudes sont possibles : une première consiste à se sentir humilié par la petitesse de son esprit, par sa désespérante étroitesse. Je la qualifierai de réactionnaire et mégalomaniaque, au sens noble du terme. Ce genre d’attitude caractérise ceux que l’on pourrait appeler les compilateurs, les érudits, les impérialistes de la Connaissance, c’est-à-dire ceux qui, en général, veulent tout savoir et tout comprendre, et aspirent, comme Gargantua, à être des abîmes de science. Il y a dans leur appétit comme un défi lancé à la finitude, un vieux rêve d’omniscience. Ce sont des missionnaires : esprits curieux, avides de terres vierges et inconnues, ils s’aventurent fiévreusement dans les jungles les plus impénétrables pour y établir de nouvelles colonies. Leur plus grand regret serait d’en rester là.
Une seconde attitude conduit à s’inquiéter de cette infirmité, infirmité qui nous laisse cruellement démuni face aux ténèbres. Je la qualifierai de superstitieuse. Notre monde est entouré d’une maigre bulle dont la fine enveloppe nous protège mal du grand silence alentour, de cette nuit magnétique dont le regard d’abîme nous fascine et nous effraie : qui sait ce qui se trame dans les coulisses? Quel sombre seigneur et son armée de spectres, de vampires, de sorciers, de loups-garous, de fantômes, de démons et autres monstres sournois, vivent tapis dans ces ténèbres, guettant la moindre opportunité de déverser dans notre monde leur fiel maléfique? Dans la crainte d’une telle malédiction, il faudra soigneusement éviter toute forme de provocation : ne jamais passer sous une échelle, par exemple, se méfier des chats noirs, mettre un peu de sel ici ou là, ne pas ouvrir certaines portes, ne pas faire n’importe quoi dans une église ou un cimetière, éviter les grands points de passage entre le ciel et l’enfer (pour tous renseignements, s’adresser à la sorcière du village, petite vieille centenaire généralement aveugle et édentée, que personne n’écoute à part vous qui êtes plus malin que tout le monde) etc. Surtout, ne construisez pas votre maison sur un vieux cimetière indien, en général ça barde assez vite.
Une troisième attitude, face au grand mystère de ce que l’on ne comprend pas, consiste à ne pas s’en faire, à se dire que ça nous dépasse et que de toute façon tout ça n’a pas grand intérêt. Je qualifierai cette attitude de nonchalante. Les superstitieux parleraient sans doute d’inconscience, voire d’insolence, et rien ne prouve après tout qu’ils n’aient pas raison. Mais reconnaissons que c’est pratique.
Une quatrième attitude consiste à en faire son métier, à devenir un prêtre de l’occultisme, à fanatiser les inquiets. C’est l’attitude opportuniste. Il suffit de parler très vite, d’agiter les bras frénétiquement et d’avoir de grands yeux ronds qui vous donnent l’air inspiré. Il est possible de commencer à exploiter les disciples assez rapidement : en général il suffira de les convaincre que vous êtes la seule voie possible, le chemin de salut, l’autoroute de la rédemption, la seule personne susceptible de les arracher à cet océan de décadence où ils se noyaient, à cette Amazonie du Vice où ils s’étaient égarés et enroulés. Promettez-leur pour finir de revenir à quelque chose de merveilleux et de pur (sur le principe de la communauté des femmes et des biens, par exemple) dont la nature restera suffisamment floue pour ne pas être comprise, et le tour est joué.
Une cinquième consiste à faire de ce mystère un conte pour enfant, une supercherie d’un autre âge, un grossier canular. C’est l’attitude scientifique (au sens caricatural), qui tient un petit peu de l’attitude mégalomaniaque (sans avoir son panache). Notons que la part d’incompréhensible, une fois barbouillé d’une épaisse pâte conceptuelle et raccordé par quelque lien étrange et absolument neuf à la masse "objective" de ce que l’on sait, pourra être intégré au système en vigueur, et trouver une petite place discrète dans l’arrière-boutique, à l’abri des curieux.
Une sixième consiste à aimer ce mystère, comme nous aimons nos parents, sans les comprendre. Credo quia absurdum : c’est le secret des mystiques et des saints, l’or consolant de la foi. Dans la nuit infinie ce qui nous manque veille, dans la nuit infinie bat le cœur lumineux de Dieu, le Père de toute chose. Il suffit d’y croire, mais rien n’est moins facile : il faut apprendre à parler tout seul, à s’agenouiller dans les églises sans avoir le sentiment d’un certain ridicule. Ce n’est pas rien, mais il faut avouer que c’est tentant.
La dernière attitude, enfin – vers laquelle va ma préférence, consiste à s’y promener librement, à y projeter les lumières de son imagination, à le peupler de ses désirs, de ses peurs, de sa présence multipliée. C’est l’attitude enfantine et guerrière, le secret des rêveurs, des conquérants, des inquiets, de tous ceux enfin que démangent l’envie d’occuper le terrain.
UN MAL ETRANGE
Par Hainus Myocardus, tyran romantique.
Tout allait bien. Je gouvernais à la romaine: les exécutions s’enchaînaient frénétiquement, religieusement, ma cruauté n’avait pas de limites. Mon occupation préférée était d’imaginer de nouvelles tortures, toujours plus longues, plus douloureuses. Le dernier raffinement en la matière consistait à jouer devant la victime - innocente de préférence, la délicieuse comédie des sentiments humains, jusqu’au vertige: j’appris à mes bourreaux à être barbare et sympathique. Tout allait bien. Mes sujets s’étaient mis au diapason de ma haine, et mille complots s’ourdissaient dans l’ombre, travaillant à ma perte, insultant mon nom: l’atmosphère était délicieusement tragique, irrespirable, vicieuse. Dans l’ovale dorée du miroir, mon regard torve jeté sur mon propre visage avait, chaque matin, quelque chose d’étincelant et d’inhumain, et je souffrais seulement de ne pas pouvoir m’assassiner moi-même, par-derrière, d’un rire froid et moqueur. L’odeur du sang m’enivrait, et je n’avais qu’une passion: le meurtre. Comme je riais! Comme j’étais heureux! J’étais pur, alors: tout allait bien.
Et puis l’affreuse maladie. D’abord une sorte de faiblesse, de lenteur. Un manque d’ardeur. Le cri des condamnés, autrefois si doux à mes oreilles, commençait à me donner des maux de tête effroyables, ou me troublait incompréhensiblement. Inquiet, je décidai de convoquer mes médecins. Les uns furent écartelés sur le champ, les autres pendus, mais rien à faire, seul un vieux sourire rouillé monta jusqu’à mes nobles lèvres, qui mua bientôt en une grimace affreuse, amère, étrange. Je repensai au visage de ce bourreau que j’avais contraint à exécuter son père.
Durant un mois entier, il n’y eut aucune exécution. On commençait à entendre çà et là résonner quelques chants, des bals, paraissait-il, s’organisaient, la joie se répandait. Mais le plus étrange: j’étais ému par cela. Je sentais poindre comme un besoin de partage, et même - horreur! - de compassion. Parfois, mon domestique lui-même me paraissait presque sympathique. Mon état empirait.
Enfin, l’énigme de ce mal étrange fut découverte, par un jeune chirurgien que j’avais épargné malgré la haine que m’inspirait sa profession (je considérais en effet qu’il était absurde de torturer les gens pour leur bien).
« Il semble, me dit-il après m’avoir ausculté, qu’un viscère musculaire vous ait poussé entre les deux poumons. C’est l’origine de votre mal: sa forme s’apparente à celle d’une pyramide triangulaire, à sommet dirigé vers le bas, en avant et à gauche. »
On procéda immédiatement à l’ablation.
METAPHORE PRINTANIERE
Par Hainus Myocardus, tyran marié.
Tous les matins, avant le petit-déjeuner, j’ai l’habitude de me promener dans le parc qui prolonge la terrasse du château. C’est mon petit plaisir, je l’avoue, j’aime flâner dans les jardins, dans les allées, faire crisser les gravillons, me mirer dans les mares, j’aime observer les fleurs, les oiseaux, et tous les petits insectes qui s’entretuent dans les bosquets. La Nature a de ces cruautés imprévisibles qui ne lassent pas de m’inspirer: ici tout est logique et implacable, tout exhale le parfum de la plus stricte indifférence, de la plus parfaite insensibilité. Je m’y distrais un instant de mes imbéciles de semblables. J’oublie leurs gesticulations pathétiques, leurs jérémiades, je m’arrache à leurs scrupules idiots, à leur contagieuse sentimentalité. Je n’aime l’humanité que figée dans la pierre, comme le savait si bien Tristus, mon sculpteur, avant que je le pétrifie à son tour.
Il va sans dire que je m’y promène toujours seul: le charme est si vite rompu! Or, hier - je ne sais pourquoi, la Reine a insisté pour m’accompagner.
« Nous devons passer plus de temps ensemble, Sire, mon époux. J’ai souvent l’impression que nous sommes des étrangers l’un pour l’autre, et que le Roi me dédaigne pour s’amuser en son royaume, avec ses sujets. »
Je dus m’incliner. La reine me prit par le bras, et nous empruntâmes le chemin du parc par l’escalier principal, ce qui n’était pas dans mes habitudes. Au moment d’entrer dans le jardin, nous aperçûmes un Piéride du Chou, papillon diurne, blanchâtre, très commun en Europe.
« Chère amie, dis-je à la reine, vous avez la grâce et l’élégance de ce lépidoptère. Vos paroles, telles des ailes membraneuses, font virevolter votre charmante pensée dans mon esprit printanier, et votre cœur est une trompe qui sait aspirer mon amour, tel le pollen d’une fleur. Ô ma reine, portez à mon visage vos saintes mandibules, et sentez la fièvre que votre beauté m’inspire! »
Elle se tourna ver moi d’un air suspicieux.
« Mon tendre époux, êtes-vous bien? » Elle me toucha le front: « C’est vrai qu’il est brûlant… sans doute une forme d’ébullition cérébrale… sans gravité je l’espère…
La Reine avait raison, quant à l’ébullition du moins.
- C’est vous qui troublez… qui me troublez, ma Reine… votre présence, à mes côtés…
- Le voilà qui recommence… je ne vous connaissais pas si sensible, mon Roi! Mais soit, je vous aime ainsi, j’aime ce roi qui m’aime et me le dit, et dans quelle langue charmante, encore! Mon petit cœur de femme en est tout renversé! Ô mon époux, mon homme, cher Hainus, au diable les convenances, vous êtes vraiment chou! »
Elle m’embrassa affectueusement, mais je me dégageai aussitôt, craignant de perdre le fil.
« Chou, c’est bien le mot, effectivement. Savez-vous que le papillon auquel je vous ai comparée tout à l’heure est d’une espèce appelée piéride du chou ou encore pieris brassicae? Apprenez ma chère que je me sens solidaire du chou, aux dépends duquel vit cet insecte et dont il ravage les larges feuilles. Ainsi, vous vivez à mes dépends, madame, et vous ravagez ma fortune: j’ai fait de la chenille que vous étiez la Reine que vous connaissez, je vous ai paré des plus beaux vêtements, j’ai construit le cocon qui vous métamorphose! Ô ma nymphe, ma chrysalide! Qu’ai-je donc fait? Je vous ai donné des ailes. Ainsi la Reine a-t-elle pu butiner à sa guise, à droite et à gauche, sous les yeux du Roi qui se mordait le cœur! Allons, est-ce bien raisonnable?… chère amie…
- Hainus… protesta-t-elle, je ne comprends pas …
- Taisez-vous, larve ingrate, je n’ai pas terminé: sachez que la ressemblance est si forte et ma comparaison si pertinente que, en tous points semblable à cet obscur lépidoptère, comme lui vous serez morte à la fin du jour… La revanche du chou, en quelque sorte! Ha! Ha! Ha!
- … »
Hélas! Chère amie, ma Reine! Le plus incroyable, à vrai dire, est que votre doux babil me manque, certains jours!
L’ÉMOTION DE MONSIEUR SERRURE
Monsieur Serrure ne sort jamais sans son Emotion. Son Emotion le suit partout, comme un petit chien, c’est insupportable. Quand ils vont se promener dans les bois, son Emotion ne cesse de s’arrêter à tout bout de champs, tantôt pour observer une fleur, tantôt un insecte, tantôt un nuage ou encore une flaque dans laquelle se reflète le soleil. C’est très agaçant, d’autant que son Emotion commente tout ce qu’elle fait, et ponctue ses émerveillements de platitudes du style:
Ö comme c’est beau!
Magnifique!
Absolument touchant.
Etc.
Monsieur Serrure n’en peut plus de son Emotion, de son effervescence, de sa volubilité, de ses allures de petite femme et de ses airs effarouchés. Ça le fatigue.
Son Emotion le suit de près. Elle n’est jamais très loin, toujours susceptible de se jeter sous ses pieds pour le faire trébucher. C’est son jeu favori, le déstabiliser.
C’est vraiment très idiot. Monsieur Serrure ne goûte pas ce genre d’humour.
Le pire, c’est en société. Son Emotion est toujours en embuscade, derrière son dos, prête à fondre sur lui. Monsieur Serrure fait comme si elle n’était pas là, mais rien à faire elle se fait remarquer. Elle s’enflamme à la moindre occasion, parle à tort et à travers, ne respecte rien. Elle ne cesse d’interrompre monsieur Serrure, qui a pourtant des choses très sérieuse à exprimer. Tout ça pour dire exactement la même chose en bafouillant. Alors monsieur Serrure devient tout rouge et n’a plus du tout envie de parler.
Il a beau courir très vite, elle est toujours là. Il n’en peut plus. Elle l’étouffe de ses gros bras adipeux. Plusieurs fois, elle a même failli l’étrangler.
Mais aujourd’hui, c’est différent: il a décidé d’en finir avec son Emotion. Ce matin, le cœur lourd de haine, il n’a pas osé la regarder en face. Mais désormais, il ne peut plus reculer: son Emotion s’est endormie, son petit corps d’ange se balance imperceptiblement dans le filet d’un hamac. Les mains de monsieur Serrure se crispent nerveusement, son cœur s’affole, ses yeux clignent méchamment: il se jette sur elle, la prend à la gorge pour éviter qu’elle ne parle, lui met la main droite sur les yeux pour ne pas croiser son regard implorant. Il faut en finir. Son Emotion est perfide. Son Emotion est mauvaise. Il serait si tranquille, sans elle. Enfin maître de la situation. Il n’aurait plus peur de rien. Il faut en finir. Son Emotion se débat doucement, on dirait qu’elle danse. Monsieur prend peur: il la frappe avec rage, sur la tête, pour l’assommer de ses mains lourdes et venimeuses. Elle ne bouge plus: le jardin se fige tout à coup dans un étrange silence. Alors il la bâillonne et la ficelle méticuleusement, tordant son corps élastique dans tous les sens, pliant d’un air hagard sa chair tendre et duveteuse. Ainsi empaquetée, miniaturisée, réduite à rien, il met son Emotion dans une petite boîte jaune qu’il a lui même fabriquée. Puis il la jette dans le torrent qui longe la maison.
Depuis ce jour, monsieur Serrure se sent bizarre. La vie lui paraît sinistre, il a souvent envie de pleurer. Il se demande où est son Emotion. Il lui semble qu’elle est toujours là, près de lui, mais il ne la voit pas. Son Emotion lui manque. Alors, quand il se sent trop seul, trop vide, trop sec, dans le silence glacé de sa chambre qu’aucune lumière ne réchauffe vraiment, il se met tout doucement à l’appeler, et de ses lèvres tremblantes s’échappe un long murmure qui ressemble étrangement à une plainte.
LE PINCE SANS RIRE
La soirée bat son plein. Autour de la table défaite, les rétines ondulent et vacillent en reflétant le verre étincelant du service, et le visage des convives a l’étrange imprécision du rêve. La flamme des candélabres y va de sa danse inquiète, et le ferraillement des couverts éraille les conversations. La soirée bat son plein: la pièce est remplie d’éclats de voix.
« ... et l’homme lui répond: il manque un âne, montez! »
La plaisanterie fait le tour de la table, entraînant dans sa chute le corps désarticulé de l’auditoire, qui se tape sur les cuisses et renverse les chaises, qui rit de son gros rire d’orage, et épanche ses hoquets aux larmes rondes des paupières.
Quand reflue l’impétueuse marée, la table écarquillée retrouve sa raideur coutumière. Chacun félicite, en s’essuyant les yeux, celui qui sut si bien divertir la compagnie, chacun applaudit Tristan, l’ami joyeux, le bon compagnon, qui sait si bien raconter: quelques rires fusent encore, rayés par la nostalgie, puis tout se redresse, pour que valse à nouveau le corps cristallin des flûtes, qui s’élèvent et qui sonnent le carillon d’un nouveau toast.
« Santé à tous! Et que la nuit soit longue!... »
A l’autre bout de la table, le maître de maison a relancé la causerie, et l’on rit de nouveau, d’un cœur plein et bon, et l’on parle, et l’on chante, et la pièce est peuplée d’ombres immenses écumant la mer orange des murs, et grande est la complicité des choses et des êtres.
Alors pourquoi, Tristan, es-tu si étranger, soudain, à notre joie? Quelle tristesse indicible as-tu étouffé tout à l’heure, sous ton air enjoué, et tes plaisanteries? Tristan, mon bon ami, mon compagnon ...
Ton visage s’est figé comme si tu n’avais jamais ri!
UN ECRIVAIN
ROCHECANOIS
Ferdinand Loisillon (1829-1895), écrivain originaire de Louppre, s’installe définitivement à Roche de Canon en 1864 (quartier Frazin), date à laquelle il commence à rédiger Lucien de la Lune, recueil de fictions brèves qui oscillent entre la courte nouvelle et le poème en prose. Le thème d’inspiration est la ville elle-même, considérée comme un lieu fantasmagorique et pittoresque, mais également ses habitants, dont Loisillon s’inspire librement et qu’il projette dans un univers fantastique et parfois burlesque.
Dans "Septimus et Moripon", que nous présentons ici, l’auteur se fait poète du bizarre et du clair obscur (non sans une certaine ironie) à travers les figures inquiétantes de Septimus et Moripon, deux personnages ayant réellement existé, ce qui valut quelques ennuis à Loisillon au moment de la parution de son recueil (1885). L’émouvant Petit Louis, en revanche, est un personnage totalement inventé1.
SEPTIMUS ET MORIPON
Ite, missa est2!
Le soir est tombé: les souffleurs allument un à un les réverbères de Roche, qui commencent à éclairer les rues sombres de la ville de leur lueur jaunâtre et tremblotante. De grandes ombres noires se dessinent sur les murs, tantôt fuyantes et allongées, tantôt massives et immobiles, sous le regard fantasmagorique de la lune. Luminaires et lanternes, ici et là, distillent leurs petits rayons d’or, sculptant l’air épais de la nuit, faisant luire les pavés, les enseignes, et, comme né de l’ombre qui nous le dérobait, éclairant soudainement le visage contracté d’un promeneur solitaire. Il est neuf heures: Roche de Canon s’allume et s’endort..
Remontant la Venelle des Vauriens, la silhouette d’un homme coiffé d’un haut de forme à bord large, dont la calotte s’évase en haut, se découpe dans le clair obscur: c’est Bastien Septimus, le mouleur officiel de la Conciergerie, l’homme sec et pénétrant, le grand théoricien du Crime. C’est bien là son visage anguleux, sa fine barbiche brune, son monocle de fer, sa longue canne noire au pommeau argenté, en forme de crâne. C’est bien là son regard fixe et scrutateur, à vous glacer le sang. Il s’enfonce dans le dédale des rues, glisse le long des murs, progresse à grands coups de canne rageurs dans le sinueux labyrinthe de Roche, aux perspectives tordues et bosselées. Ça y est, il est arrivé: voici la porte vitrée du café où il doit retrouver le docteur Moripon. L’enseigne annonce placidement la couleur: A la Fière Chandelle, estaminet.
Le docteur Moripon est déjà là, attablé près de la cheminée en pierre, au fond de la salle. D’un geste imperceptible de la tête, il salue Septimus: comme tous les soirs, ils se réunissent ici, "A la fière Chandelle". Le docteur Moripon est responsable de la morgue à Roche, c’est le chef de l’institut médico-légal: ses appartements sont juste au-dessus, à deux pas de la Conciergerie. C’est un homme squelettique au visage décharné et blafard, à la peau grise, desséchée, aux longues mains nerveuses et délicates. Les gens ne l’aiment pas beaucoup: « On m’associe à la Mort » explique-t-il à Septimus. La journée, il porte une longue blouse grise que remplit vaguement son corps malingre et presque fantomatique ; le soir, il enfile sa longue redingote noire, s’enveloppe dans une cape sombre, et s’en va retrouver Septimus en sifflotant, le visage perdu dans un grand capuchon fixé à l’encolure, ce qui lui donne l’air d’un moine obscur et dangereux, d’un chartreux malfaisant promenant dans la ville ses pensées démoniaques et rêvant de magie noire. « Regarde! C’est Mâchoire - ou Mâchefer! » S’exclament les enfants en montrant du doigt la silhouette filiforme du docteur, surnom que lui vaut une mâchoire proéminente et carrée, dont les traits puissants contrastent avec le reste du visage et lui donnent un air vaguement monstrueux. « Tiens, voilà l’Aztèque qui rôde… » Dit-on aussi – en partie à cause de sa silhouette étrange, en partie à cause de son nez camus, « …il n’a plus personne à disséquer, y cherche un nouveau client… » ; ou bien « J’ai vu passer l’docteur La Morgue, ce matin, il en avait sans doute assez de parler à ses morts, hé, hé!… » ; et de ricaner dans son dos pour mieux conjurer sa peur. Le docteur Moripon, quant à lui, a d’autres chats à fouetter: c’est un professionnel reconnu, un spécialiste de la conservation post-mortem, un virtuose de l’autopsie. « Les Morts, dit-il souvent, sont toute ma vie.. » ; et d’évoquer la splendeur funèbre de telle dépouille qu’il a récemment autopsiée, le dessin quasi japonais de ses veines, les mille nuances bleutées de sa peau translucide, l’effroyable poésie de la Mort, enfin, « dont les raffinements macabres ne sont pas accessibles à tous, hélas! - la plupart des gens étant incapables de se hisser d’eux-mêmes jusqu’aux sommets escarpés du Beau. »
Après avoir traversé la salle, Septimus enlève délicatement sa redingote: on découvre alors son habit, qu’en élégant il a choisi sobre et dans le goût de l’époque: seul fantaisie, une lavallière délicatement nouée autour du faux-col empesé, à coins cassés, qui nuance l’élégante sobriété de son costume, et lui donne un petit côté bohème. Les deux hommes restent silencieux un long moment, sans échanger un seul regard, Septimus examinant et essuyant méticuleusement son monocle, le docteur Moripon tapotant la table de ses longs doigts osseux. En habitués des lieux, ils attendent patiemment qu’on vienne prendre leur commande: un verre de Crame pour l’un, une larme de Champignolle pour l’autre, pour la suite on verra.
La première fois que les deux hommes y étaient descendus, la clientèle populaire de La fière Chandelle s’était demandée ce que pouvaient bien venir faire deux "officiels" de la ville dans un établissement aussi mal famé. Le bruit avait couru que c’était en rapport avec les activités de Bastien Septimus à la Conciergerie. Il y remplissait diverses fonctions, tantôt au Secrétariat de l’Administration, tantôt au Bureau des Comptes ou au Département des "Ressources Humaines". Bien qu’autodidacte, il était unanimement reconnu pour ses compétences en matière de criminologie: on faisait régulièrement appel à lui pour qu’il éclaire de ses lumières telle enquête qui n’avançait pas, tel crime étrange dont on ne pouvait s’expliquer le mobile, pour qu’il confonde tel assassin plus malin que la moyenne dont les inspecteurs ne pouvaient venir à bout. La conférence qu’il fit à l’Ecole des Sages, un soir pluvieux de Ramettes, acheva de le rendre célèbre: dans l’établissement le plus prestigieux de la ville, symbole du pouvoir rochecanois, il prouva avec force détails que la nature du criminel était lié à la forme de son crâne, produisit de nombreux schémas, des cartes, des dessins, des moulages, enfin, qu’il avait pu faire grâce au concours amical du docteur Moripon, en travaillant directement sur le cadavre de quelques grands criminels avant leur inhumation: c’était une galerie assez impressionnante de sales gueules, de faciès en plâtre dont l’aspect grossier et monstrueux épouvanta le public pendu aux balcons. Mais on y trouvait aussi (et Septimus insista beaucoup là-dessus) quelques visages plus délicats, à l’expression doucereuse et presque féminine, ce qui fit beaucoup chuchoter les dames. Initiateur du premier portrait-robot de l’Histoire rochecanoise, sa plus grande fierté était d’avoir réussi à définir une sorte de crâne type qui réunissait, selon lui, toutes les caractéristiques du parfait criminel: il en était d’ailleurs tellement obsédé qu’il ne pouvait s’empêcher de chercher dans la nature la réalisation d’un telle perfection, découverte qui aurait définitivement mis un terme aux ricanements de certains confrères, et lui aurait donné la plus grande joie de sa vie.
De temps en temps, les deux hommes échangent quelques mots, leur visage s’anime, s’enflamme, leurs mains dessinent des arabesques au-dessus de la table, tracent des lignes imaginaires dont ils ont le secret. Le docteur Moripon semble sourire: malgré son faux air de spectre, c’est un homme gai, à l’humour ravageur. Ses yeux noirs, sous l’arcade des paupières, propagent son regard plissé et moqueur dans les moindres recoins de la salle: il y a du monde, ce soir. Le café tout entier est comme une vaste chambre d’écho répercutant le cliquetis des verres et les éclats de voix, les fondant dans l’épais bourdonnement de la salle, tels de lumineux coups de trompettes dans le mouvement plus large d’une symphonie. Septimus se tient droit sur sa chaise, impassible, immobile, les mains croisées sur la table, observant chaque client avec une concentration quasi extatique, détaillant chaque visage, mesurant chaque front. Le bleu presque gris de ses yeux semble absorber ce qu’il voit, l’apprécier comme un nectar, le diviser. On sait bien à quel jeu douteux ils se livrent. On connaît leur petit plaisir malsain.
Soudain, le regard de Septimus se fige. Il se penche vers son ami, lui chuchote à l’oreille, guide son regard dans la salle. Le docteur Moripon paraît désorienté. Septimus s’agite: mais bon sang, là, juste là, à l’opposé du bar, la petite table qui est dans l’ombre, à côté du rouet! Et de montrer du doigt Petit Louis, le commis, qui s’en aperçoit, qui rougit de la tête aux pieds et proteste timidement du regard, semblant dire mais non, vous devez faire erreur, ça ne peut pas être moi, c’est une plaisanterie n’est-ce pas, un mauvais tour que vous me jouez ; je suis un être insignifiant, un simple commis qui vit toujours chez sa mère, un incapable, un cloporte, ça ne peut pas être moi, non, non, c’est une erreur, une grossière erreur ; il tourne la tête vers ses voisins les plus proches comme pour solliciter leur appui, et qu’ils disent en lui tapant dans le dos que tout ceci n’est qu’une énorme farce, qu’on l’a bien attrapé. Dans la salle, tout le monde a compris: on a vu Septimus le montrer du doigt d’un air entendu, le désigner ex professo au docteur Moripon, lui, le commis, celui dont personne ne se méfiait, l’inoffensif Petit Louis au visage de poupon, à l’expression stupide et au regard fuyant. L’enfant blêmit désormais, sous le feu croisé de ces regards d’hommes dévorés par la curiosité. Pétrifié, il tente de porter à ses lèvres le verre de vin qu’il a eu tant de peine à commander, mais l’angoisse l’a rendu maladroit: le verre glisse de ses mains, le liquide vermeil s’en échappe brutalement et souille sa grande chemise blanche. « Hé, P’tit Louis! Regarde, on dirait bien que t’as du sang sur la chemise! » Hurle un client barbu à la mine patibulaire: sa plaisanterie déchaîne les quolibets de la salle, on éclate de rire, on se tape sur les cuisses, on brocarde le pauvre Petit Louis qui reste figé sur sa chaise, les yeux baissés, la tête inclinée. Quand la fièvre retombe quelque peu, le jeune commis ose enfin se lever. Il enfile lentement son paletot, puis se dirige vers la sortie d’un air hagard, renversant une chaise sur son passage, essayant vaguement de sourire mais ne parvenant qu’à figer les traits de son visage en une grimace nerveuse et stupide, les yeux étincelants comme s’il allait pleurer. Une fois dehors, il respire un grand coup: il fait un froid de canard. Il sort de sa poche un petit bonnet de laine bleu qu’il ajuste sur son crâne blond, puis s’engouffre dans les méandres de Roche, creusant l’air glacé de la nuit comme pour s’y étourdir. Que peut-il bien penser? Son regard, en sortant, était celui d’une bête aux abois: agité, et presque vitreux. Mais l’humiliation, la tristesse, le grondement de l’indignation qui commence à déchirer son cœur, à l’étourdir de sa grosse voix d’orage, le durcissent imperceptiblement, y font éclater le feu viril d’une immense colère dont la violence encore contenue a déjà fait une victime: l’enfant qu’il était, on ne le verra plus.
Il est minuit: dans les rues de la ville, un vrai silence de mort.3
Notes
1 Edité par Gilles Postec dans le cadre du projet Roche de Canon, Collège de Littérature préhistorique, idée originale d’Arnaud Le Gouefflec.
2 « Allez, la messe est dite! »
3 Ferdinand Loisillon, in Lucien de la Lune.
SAGESSE DU
GOURDIN
« Fais gaffe! »
Devise attribuée à Spinoza.
A Lanfranco Davito
A Lanfranco Davito
Muni de mon alpenstock,
Je façonne et j’estourbis
Le corps plat des ventriloques
Qui de ma fiole se rient.
O ma barre mon aiguillon,
O ma palanche mon piolet,
Sans remords administrons
Tourlousines et giroflées:
Hors du bourdon rien à faire!
Sous sa houlette je latte,
Et je bassine et j’atterre,
Tous les intrus je les mate.
Jean-Thyrse de la Hampe,
Dialectique de la férule et de la cafetière.
« Ces vers, reflets de la sensibilité exacerbée du poète (je suis atteint d’une « hyperesthésie de l’âme » aimait-il à souligner), sont extrait d’un recueil éblouissant et injustement ignoré par la critique: Dialectique de la férule et de la cafetière, encore appelé « Poème contre les mécréants ». Le comte de Plommée est en outre l’auteur de la Théorie des grelots et du Traité d’aristocratie caverneuse. »
Armand Malle (1817-1888),
Critique d’art, poète, écrivain rochecanois
UN HOMME BON
On ne jurait que par lui. Les gens s’étaient vite épris de cet homme courtois, souriant, qui savait lire dans les cœurs et remuer les âmes. Sa simplicité, sa chaleur, dès la première rencontre, vous faisait penser à celles d’un vieil ami que les circonstances ont éloigné de vous, et que l’on retrouve enfin, après de longues années, pareil à lui-même, comme si rien ne s’était passé, comme si l'on venait à peine de le quitter: la même évidence, la même complicité irréductible. Enfin, il savait vous toucher.
La porte de sa petite maison en pierre, toujours grande ouverte, accueillait à toute heure ceux qui, pour diverses raisons, désiraient lui parler: il écoutait chacun silencieusement, le regard lourd de compassion, la tête inclinée, en signe d’humilité. Chaque peine, chaque douleur, chaque dilemme, aussi cruel soit-il, trouvait son réconfort en ce cœur noble et bienveillant, et l’on sortait ému, reconnaissant, transporté de légèreté.
S’il semblait mettre toute son énergie à soulager la douleur des autres, il paraissait au contraire, Dieu sait pourquoi, vouloir augmenter la sienne, par la pénitence, le jeûne, le travail acharné, et mille autres âpretés qui révoltaient les habitants: l’indulgence dont il faisait preuve à leur égard contrastait trop avec la sévérité qu’il s’infligeait. Son ascétisme avait quelque chose de superfétatoire, il tenait presque de l’excès de zèle. Mais le souvenir de ses bontés effaçait vite ce sentiment mitigé, et l’on oubliait volontiers la profonde austérité qui s’y dissimulait.
Cet homme charitable ne s’accordait qu’un seul et unique plaisir. Le soir venu, quand il rentrait harassé par une longue journée de labeur, le cœur lourd de béatitudes, l’âme chargée des confessions recueillies, quand cet homme simple dis-je, retrouvait la douceur rayonnante de son foyer et le confort moelleux de son canapé, il prenait ce plaisir étrange:
Il s’amusait à terroriser sa femme et, quelque fois, à battre son chien.
Tout bonnement.
MA CHAMBRE
Ma chambre n’est pas très grande. Mais elle est très haute. On est vite frappé, en y entrant, par l’élévation du plafond, qui culmine à environ six mètres au-dessus du lit - de quoi caser deux pièces l’une sur l’autre, semble-t-il, ce qui donne à la pièce un air étrange, presque théâtral. L’espace habitable n’a pourtant rien d’extraordinaire: la lumière bleuâtre des néons éclaire une pièce austère, avec sa grande glace qui fait face à la porte. A droite, caché par d’épais rideaux verts, une fenêtre donne sur un petit balcon, d’où l’on peut voir le port: c’est une chambre d’hôtel comme il en existe des milliers, c’est là que j’habite.
Quand je m’allonge sur mon lit, la hauteur du plafond devient vertigineuse: j’ai l’impression de me jeter dans le vide, je tends les bras, tout se renverse. Mon regard se pose sur le lustre, qui se balance timidement au bout d’un câble. Comme lui, je reste des heures à rêvasser, suspendu au plafond. J’oublie tout: le Nord, le Sud, le dessus, le dessous, tout. Je nage dans la verticalité essentielle de ma chambre, je m’évapore, je vacille. Espace solennel, dépeuplé, encensoir géant, rampe de lancement, ma chambre m’aspire vers son faux ciel de plâtre, vers ses lézardes noires et fantasmagoriques.
Il m’arrive d’imaginer la vie des gens qui auraient habité la pièce au-dessus, si elle avait existé. J’imagine le bruit de leur pas, les objets qui tombent, les portes qui claquent, et tout le reste. Je n’aime pas beaucoup ça. Alors j’essaie de ne plus y penser, mais c’est trop tard, l’homme rentre chez lui, fait quelques pas dans le salon, puis s’adresse à sa femme, avec sa voix de contrebasse étouffée, et j’me dis: « dis donc, ça bourdonne là-haut », et voilà, c’est parti, ils sont là, au-dessus, à faire leur boucan de tous les diables, plus vrais que nature, et je ne peux même pas leur demander de se taire, ni appeler la police.
VOYAGE EN PRÉHISTOIRE
Par le professeur Anthracite
Quand j’avais dix ans, à mon oncle qui me demandait ce que je voulais faire plus tard, je répondis du tac au tac: « chasser le mammouth! » Réponse incongrue, qui fit beaucoup rire oncles et tantes, cousins et cousines, et toute la famille réunie chez nous ce premier dimanche d’avril, pour l’anniversaire de grand-mère. C’est peu de dire que je fus horriblement vexé, car au fond de moi je sentais que ma réponse, aussi drôle soit-elle, exprimait bien mon désir le plus cher, le plus excitant, et l’ambition la plus noble de ma jeune vie d’enfant. Pour les punir, je me suis enfermé dans la chambre d’amis, et j’ai tailladé leurs manteaux avec mon canif, un vrai carnage. Fallait pas se foutre de ma gueule. C’est ce jour-là que j’ai compris que j’aurais du mal à faire ce que voulais dans la vie. Y a toujours des gens pour ricaner, pour dire que chasser le mammouth c’est plus possible, et qui vous mettent des bâtons dans les roues, sous prétexte que c’est pas sérieux, que ça tient pas debout. Enfin, c’est comme ça qu’est née ma vocation, à contrario.
Je suis le professeur Anthracite. Demain peut-être - si Dieu le veut et si mes théories sont exactes - je suivrais la trace de quelque mastodonte égaré dans les steppes herbacées, à la fin du pléistocène, lors de la seconde moitié de la glaciation würm. Tout est prêt pour mon premier voyage en préhistoire.
CHACUN DE NOUS
EST UN DESERT
Ernest Philémon n’avait pas mis les pieds en ville depuis dix ans: il avait choisi de se retirer du monde, et vivait en solitaire sur les hauteurs d’Antilemme, dans la forêt du Pendu. Il y avait construit une cabane: on ne le voyait quasiment jamais, et ses rares incursions en ville étaient vécues par la population comme de véritables apparitions. C’était devenu une figure locale, les gens le considéraient comme une sorte d’ascète, un type un peu fou qui tenait à la fois du mystique et de l’animal sauvage. Le scandale fut à la hauteur de sa réputation. Un soir, en effet, on ne sait pourquoi, il avait poussé les portes du Gai-Luron, à la grande surprise de Riton, le propriétaire de l’établissement, qui essuyait un verre. Il était vingt-et une heure. Philémon s’était attablé près de la fenêtre, en face du comptoir. La première heure, il était sagement resté dans son coin, la tête baissée, le nez dans son café. Devant ce silence obstiné, la curiosité des clients s’était vite émoussée: on avait oublié l’incongruité de sa présence en ces lieux. Vers vingt deux heures, l’ermite avait, selon les dires d’un habitué, poussé un grognement étrange. Peu après, écartant violemment sa chaise, il s’était levé d’un bond et avait traversé la pièce d’un air rageur. S’installant au comptoir, il commanda sa première bière, qu’il but d’un trait. Puis il reposa violemment son verre, et se mit à rire, d’un rire gras et moqueur. Ses lourdes épaules remuèrent étrangement: il commanda une autre bière. Puis une autre, et une autre, ainsi de suite. On aurait dit qu’il venait de traverser un désert. C’était une vraie soif, assurément, une soif rageuse. La bière, enfin, ne lui suffit plus: il passa au vin. Après une heure consacrée à cette dégustation forcenée, son humeur, comme on pouvait s’y attendre, devînt fort expansive (comme la qualifia Riton lui-même, le propriétaire du Gai-Luron). Gagné par une joie irrépressible et chaleureuse, il se mit spontanément à discuter avec Léon et Jean Moulinet, des habitués du Repaire qui s’étaient assis à la table voisine et qui, ce soir-là, partagèrent son amour de la bouteille et de la philosophie. Ce joyeux compagnonnage attira vite l’attention: leurs éclats de voix, leurs rires indécents, Philémon qui se levait à tout bout de champ pour porter un toast ou faire un discours, tout cela était bien bruyant et la dignité de certains clients s’en trouva froissé, notamment celle de M. Riflot, l’adjoint au maire, qui se trouvait là par hasard. Serré dans son complet vert-de-gris, il affectait un air supérieur qui cachait mal la vive inquiétude dont il était saisi: qu’est ce que le sauvage pouvait bien faire ici? Tout cela ne présageait rien de bon. « Bah! se dit-il, oublions ces fadaises! » Mais rien à faire, même le badinage de la petite Charlotte, pourtant si charmante, ne parvenait pas à étouffer la gaieté indécente des trois ivrognes, qui s’étaient mis à chanter et à faire danser les filles, après avoir emphatiquement déclaré la guerre à la tristesse. Autour de Philémon, qui était le plus déchaîné de tous, ils étaient désormais une dizaine, qui l’acclamait et l’applaudissait, gagné par son délire:
« Chacun de nous est un désert, n’est-ce pas?... j’ai lu ça quelque part…oui, oui, c’est ça, c’est tout à fait ça… du sable à n’en plus finir, des dunes, des chameaux, des caravanes, des couteaux, des berbères... un vrai cirque, à l’intérieur, avec la ménagerie et tout le bazar! Oui, c’est bien ça, tout est poussière…et on ne sait pas quoi en faire… voilà le problème… y en a des tonnes et des tonnes, à perte de vue, et à peine quelques berbères… Quel merdier: tout est si sec, si aride… »
Il fixa mélancoliquement le lustre du plafond, comme si sa pensée s’y était accrochée. Après avoir quelque peu balancé, il se leva lentement, cérémonieusement, et, d’une voix douce, mais ferme, s’adressa à ses compagnons fascinés:
« Mes amis… j’ai une idée. Une idée géniale. Voilà, ce désert, que nous portons en nous…ce désert… hé bien…
Il réfléchit un instant. Son regard, d’une intensité extraordinaire, passait de l’un à l’autre avec euphorie, tantôt lourd, inquisiteur, tantôt fraternel, protecteur.
« Noyons-le, mes enfants, hurla-t-il en s’étranglant, noyons l’insolent, qu’aucun grain n’en réchappe, noyons-tout, noyons bien, abreuvons les chameaux, les berbères, aiguisons les couteaux, que notre joie soit un déluge et notre ivresse un océan! Par tous les saints – il montra les bières – trinquons-les haut et fort! Et merde aux ensablés!… »
Le délire fut complet.
Enfin il monta sur la table et qu’il entreprit de se dévêtir, parce qu’il ne voulait rien cacher et qu’après tout le premier homme, lui, ne s’embarrassait pas de tous ces chiffons.
Alors qu’il mettait son projet à exécution, M. Riflot, visiblement excédé par ces pitreries, ne put se retenir:
« Philémon votre conduite est inqualifiable!... vous feriez mieux de retourner dans votre bois... là-bas vous pourrez hurler à votre gré... »
« Avec vos amis les loups... » Ajouta la personne qui l’accompagnait, un petit gros moustachu et rougeaud qui se mit à pouffer de rire.
Philémon observa son agresseur un instant. Puis, prenant la pose et vociférant:
« Môôsieur Tessssier, vous êtes un imbécile et un hypocrite!... mais je vous aaaiiiime! »
Il se jeta sur lui pour l’embrasser, lui prenant la tête entre les mains et cherchant sa petite bouche pincée pour y coller un beau baiser d’ivrogne.
AU-DELA DE LA COLLINE
« Sur terrain plat, de simples buttes font effet de collines. »
Karl Marx
« Je donnerais tous les paysages du monde pour celui de mon enfance. »
Emil Michel Cioran
Après l’école, Gaël rentrait chez lui par le bus. Celui-ci le déposait près du moulin, à environ cinq cent mètres de sa maison. Le temps qu’il lui fallait pour franchir cette distance était aléatoire: entre cinq minutes et deux heures, selon le temps. Un rien l’arrêtait: une fleur, un insecte, une belle pierre, une rêverie. Il ne pensait à rien, son regard se posait lentement sur les choses, et son esprit s’y reposait. Il ne pensait à rien de particulier, juste à ce qu’il faisait, à ce qu’il voyait. Parfois, il prenait le chemin du bois, jusqu’à la rivière et son petit pont en bois où il s’asseyait. Il pouvait rester là sans rien faire, pendant des heures, juste à regarder. Souvent, il se déchaussait et laissait traîner ses pieds dans l’eau: il y avait des remous argentés, des reflets d’émeraude à la surface de l’eau. Ses pieds étaient curieusement blancs.
Son grand plaisir était de jeter des cailloux dans l’eau. Il montait sur le tertre qui surplombait le pont, où il ramassait des petits cailloux. Puis il redescendait sur le pont et les jetait. C’était très reposant: choisir un caillou parmi le petit tas conservé dans sa main, le lancer d’un coup sec dans la rivière. Observer son vol et le voir descendre lentement à travers l’eau, se déposer au fond ou disparaître sous une algue verte. Ça lui plaisait. Il écoutait le murmure de la rivière contre les pierres, un bruit bois creux, quelque chose de frais et de flûté.
Quand il rentrait, la nuit était parfois tombée. Sa mère le sermonnait:
« Mais où étais-tu passé? Tu as loupé le bus? »
Il répondait que non, qu’il était rentré directement, qu’il ne comprenait pas comment le temps avait pu passer aussi vite, et toutes les excuses de circonstances. En fait, il ne réalisait qu’il était en retard qu’en arrivant à la maison.
Ils prenaient le repas dans la cuisine. Gaël racontait sa journée, ce qu’il avait appris à l’école, et tout ce qu’on peut raconter à ses parents. Ces derniers l’écoutaient en souriant. Il arrivait aussi qu’ils ne l’écoutent pas du tout, ou alors d’une oreille distraite.
La fenêtre de la cuisine donnait sur la pelouse. Ses parents devaient la tondre régulièrement, et tailler la haie, aussi, une vraie corvée.
Au loin, par dessus la haie, on apercevait une le relief d’une colline qui formait un arc sombre, massif, au dessus de la vallée. Sur un escarpement, à gauche, se dressait une forêt de sapins géants dont les énormes troncs ne s’agitaient qu’en cas de fort coup de vent. C’était un bon moyen de savoir si ça soufflait vraiment.
Au sommet s’étendait un vaste champ ou poussaient de longues herbes, vertes et ondoyantes. Le vent faisait y courir de brusques ondulations, aux lueurs brunes et aux miroitements argentés. C’était comme une mer, avec sa houle imprévisible et ses bancs de poissons clairs. A droite, à une dizaine de mètres du point culminant, se dressait un énorme chêne que l’on disait centenaire.
Aucun chemin apparent ne menait au sommet, de ce côté: sur la majeur partie de la colline, des pieds jusqu’au champ, s’étendait une lande broussailleuse, jonchée de ronces et d’ajoncs. Tout cela paraissait infranchissable, et il se demandait comment on pouvait bien faire pour accéder au champ. Sans doute y avait-il un chemin derrière les hauts sapins, qui y menait, puisque des vaches en broutaient l’herbe, encore la semaine dernière. Elles n’étaient sûrement pas venues par la lande.
Il aimait observer la colline, la détailler. Il la connaissait par cœur. Dès que quelque chose bougeait, il le voyait: il y avait des lapins, des oiseaux, quelques chiens égarés, et même un renard, une fois. Le chœur de basse des sapins et le chant cristallin du vent sur les hautes herbes.
Dans son cœur d’enfant, il l’avait baptisé le « Mont Blanc », en hommage au plus haut sommet de France. Cette colline lui paraissait gigantesque et sacrée. C’était une montagne.
Il aimait y penser le soir, avant de s’endormir. Ça le calmait. Il aimait aussi ouvrir sa fenêtre en catimini, après que ses parents eurent quitté la chambre, et observer les étoiles en frissonnant, emmitouflé dans sa couverture.
Ce qui le fascinait le plus, et l’intriguait, c’est ce qu’il y avait au-delà.
Au-delà de la colline.
Peut-être la terre s’arrêtait-elle tout net, donnant sur un dangereux précipice, aux flancs coupants et vertigineux ; l’herbe verte venait franger son bord comme une dentellière, et certaines racines du vieux chêne, arrachées à la roche juste en dessous, restaient suspendues dans le vide, langues noueuses et blanchâtres se moquant de l’abîme.
Au fond de l’anfractuosité, on distinguait un réseau complexe de combes et d’escarpements, de prés verts et de forêts ; au centre, un bassin nappée de brume, où se jetait l’eau tumultueuse d’une cascade. Gaël se voyait bien vivre dans un tel endroit. Il se nourrissait de fruits, et de sa propre pêche ; il se prélassait dans l’eau, s’endormait sous les arbres, ou dans les hautes herbes ; un jour il rencontrait une fille de son âge, au joli visage et aux cheveux blonds: je serai ta femme, lui disait-elle, et il souriait. Il se voyait en Robinson, ou en Rahan, le héros des temps préhistoriques: accrochées au collier qui se balançait autour de son cou, étaient suspendues des dents de requins. Pour trouver les dents, c’était une autre histoire.
Mais aussi bien le sommet donnait-il, de l’autre côté, sur une gigantesque plaine, aux prés immenses et verdoyants, aux rondeurs de houle, aux bosquets isolées comme des balises. Il s’imaginait regardant à perte de vue, les bras en croix, les poumons gonflés, s’enivrant de ce qu’il voyait ; C’était immense et frémissant comme une galaxie végétale, un panorama inouï qui dilatait le cœur.
Il se sentait l’âme d’un pionnier au bord du nouveau monde: le voilà qui dévalait la pente sur son cheval noir, et qui cavalait vers le couchant, à travers les prés et les bois, son chapeau dans le dos et le vent dans les cheveux. Il poussait des cris de joie et la vitesse le faisait pleurer ; le froid lui mordait le visage, mais qu’importe! Puisqu’il était libre! Il cavalait vers le couchant.
Il lui arrivait aussi de s’imaginer dans un tipi, à l’indienne. Aidé de sa femme, une squaw, et de leur petit garçon, il le dressait près du vieux chêne. Un véritable tipi, en peau de bêtes: d’épaisses fourrures la recouvraient à certains endroits, les protégeant du froid les longues nuits d’hiver. Ils faisaient du feu, envoyaient des signaux de fumée, déterraient la hâche de guerre.
C’était un Dakota, ou quelque chose dans le genre. Un peuple fier, ombrageux. Certains soirs, il fumait le calumet et dansait autour du feu. Il avait des visions: un grand serpent de feu sortait de la terre et flamboyait dans les airs. C’était l’esprit de la colline. Il apprenait peu à peu à lui parler ; de son côté, l’esprit commençait à l’accepter.
Sa femme avait de longs cheveux noirs qu’elle peignait inlassablement. Gaël passait des heures à la regarder.
Ou encore: l’autre versant était flanqué d’une ville. Il l’imaginait immense, forteresse de verre et d’acier, toute en transparence ; les rues sinueuses étaient pavées de diamants, elles étincelaient ; de hautes tours transperçaient le ciel, flèches de cristal que le couchant rendaient pareilles au rubis.
La brise en effleurant le verre le faisait tinter doucement, et c’était bientôt la ville entière qui carillonnait, comme un petit ruisseau dans son lit: c’était un chant fruité et doux, qui berçait l’oreille et apaisait le cœur.
Les habitants étaient vêtus de gris, et semblaient étinceler eux-aussi. Grands, minces, leur beauté vous pétrifiait, mais la chaleur de leur regard vous rendait le vie. Une curieuse transparence les avait gagnés, au niveau du cœur: on le voyait battre distinctement sous leur poitrine, rouge, palpitant. C’était beau et douloureux à voir.
Un jour, en rentrant de l’école, il crut apercevoir quelque chose, au sommet de la colline. Son cœur se mit à battre très fort, il frissonna: il lui semblait voir un homme allongé dans le champ, non loin du chêne, les jambes croisées et une main sous le tête en guise d’oreiller. C’était dur à dire, d’ici ce n’était qu’une ombre. Il devait être bien, comme ça, à rêver dans les hautes herbes. Peut-être en avait-il arrachée une, qu’il avait porté à sa bouche et qu’il mâchouillait à présent, fier et nonchalant. Gaël resta un long moment à regarder. Il aurait aimé être à sa place.
Le lendemain, l’ombre n’avait pas bougé. Ce n’est qu’une ombre, se dit-il. Mais rien à faire, l’image de l’homme était ancrée dans son esprit, il ne pouvait la détacher. Il s’habitua à la présence de l’homme, à sa rêveuse immobilité. Il arrivait presque à deviner ce qu’il voyait, ce qu’il sentait, ce qu’il pensait. »
Le jour de ses neuf ans, il eut cette pensée étrange: qu’y avait-il au-delà, qu’y avait-il vraiment?
Il s’étonna de n’avoir jamais pensé à vérifier. Ce n’était pas si loin. Il fallait juste passer la lande broussailleuse. Pas une mince affaire, mais Gaël avait cru repérer un chemin étroit qui serpentait entre les ajoncs, au pied de la colline, avant de s’évanouir dans le chaos des fourrés. Peut-être continuait-il jusqu’au champ, tant bien que mal?
« Demain, j’irais faire un tour, papa. Une petite balade, juste pour voir… » Son père accepta distraitement.
Gaël commença à préparer sa petite expédition. Il y pensa toute la journée. Le lendemain, après le petit déjeuner, il prit son sac et embrassa ses parents: « Ne m’attendez pas pour midi, leur dit-il. J’ai pris du pain et du jambon. Et un morceau de chocolat. »
Il se mit en route. Il descendit une longue pente, prit le virage où le déposait le bus, emprunta un instant le chemin du village, puis bifurqua à droite, dans le champ de bruyère qui couvrait le pied de l’escarpement, juste avant la forêt d’ajoncs.
L’ascension commença. Il faisait chaud. Gaël trouva un beau bâton, qu’il tailla sommairement. Ce serait une aide précieuse, à n’en pas douter: il le plantait énergiquement dans la terre et se hissait plus en avant.
La traversée des ajoncs se révéla moins périlleuse que prévue: le chemin entrevu était relativement large, il fallait juste se baisser à certains endroits, ou enjamber des bras de ronces obstruant le passage. Une fois, même, il dut ramper sous un buisson particulièrement épineux.
Il fut tout surpris, au détour d’un virage broussailleux, de sortir du labyrinthe et de se trouver face à une clôture. Il était arrivé jusqu’au champ. La traversée de ajoncs lui avait à peine pris un quart d’heure. Ce n’était pas grand chose, en fait.
Il sauta par dessus le clôture, et commença à se frayer un chemin à travers les hautes herbes, en direction du sommet. Il regarda du côté gauche, à l’endroit où, jugeait-il, devait se trouver l’homme: personne.
Il accéléra le pas. Bientôt, il se mit à courir pour de bon, malgré la pente escarpée qui conduisait au sommet. Le chêne se dressait à droite, immobile et serein: ses pieds noueux étaient couverts de mousse et semblaient inviter à la sieste. Gaël passa devant sans s’arrêter, le regard tendu vers le sommet.
Il arriva enfin, haletant, à bout de souffle: il se courba un instant, les mains posées sur les genoux, et reprit son souffle.
Puis, relevant la tête, il jeta son regard au-delà …
Ce qu’il vit le décontenança plus qu’il n’aurait plus l’imaginer. Le champ continuait en pente légère jusqu’au petit talus garni d’arbres qui le séparait d’un autre champ. Au loin s’étendait un paysage sans reliefs, formé de prés enclos, de bocages à perte de vue.
Tout cela ressemblait à s’y méprendre à ce qu’il y avait derrière la maison de ses parents. Quoi, c’était tout! Il n’y avait donc que cela!
En regardant à droite, il eut une autre surprise: au loin se dressait le clocher du village, entouré de ses petites maisons grises. Il resta hébété. Il avait presque envie de pleurer.
Peu à peu, il comprit, tout se recadra dans son esprit: il eut une révélation géographique. Le village ne pouvait être ailleurs: la route qu’empruntait le bus s’enfonçait dans la vallée du moulin, aux larges flancs escarpés, avant de remonter vers sa maison. Ce qu’il avait pris pour une montagne n’était qu’un des flancs de cette vallée: point de précipice, au-delà, ni de pente vertigineuse, point de plaines incommensurables ni de cité de verre. Juste la campagne qui s’étirait mollement autour d’un village trop familier. »
Soudain, il vit quelque chose bouger au niveau du talus, en face. Bientôt il distingua une silhouette qui s’avançait vers lui, à travers le champ, un bâton à la main.
C’était un enfant, mais il paraissait plus âgé que lui, peut-être dix ans, peut-être plus. Il s’approchait, d’un pas énergique, l’air décidé. Très vite, il arriva à la hauteur de Gaël.
« Qu’est-ce que tu fous là, toi! T’est planté ou quoi?
- Je… je suis venu voir, bredouilla Gaël, ce qu’il y avait… ici… de l’autre côté…
- Et alors?
- Ben… je m’attendais à autre chose… Je ne pensais pas qu’on était aussi près du village…
- Mmm… Tu t’appelles comment?
- Gaël… et toi?
- Fred. Moi aussi je suis venu voir ce qu’il y avait, de l’autre côté…
Il passa derrière Gaël et admira le paysage.
- Mouais, c’est pas mal… y a une sacré pente! Pffiou! Ça doit être pas mal quand y a de la neige! Yahoou!
- C’est ma maison, de l’autre côté… là-bas…
- Ah ouais… Moi, je viens d’arriver… je suis nouveau dans le bled…
- Ah…
- Si on grimpait dans l’arbre, là-bas? Il a l’air gigantesque!
- D’accord, allons-y! »
Les deux enfants traversèrent les hautes herbes en criant, agitant frénétiquement les bras comme s’ils partaient à l’assaut d’une forteresse.
Un homme qui travaillait aux champs, de l’autre côté, vit deux ombres élastique se jeter et grimper sur le vieux chêne, avant de s’évanouir dans sa chevelure de feuilles.
Se relevant un instant, il plissa les yeux et s’épongea le front. Enfin il secoua la tête et, empoignant se bêche, il se remit au travail.
DANS LA LUNE
Monsieur Jean est souvent absent. Pourquoi disparaître ainsi à tout bout de champ, se demandent ses amis? Où donc peut-il bien aller, le bougre d’animal? Y aurait-t-il une femme là dessous? Serait-il joueur? Nul n’en sait rien, bien que ses absences soient de plus en plus longues et de plus en plus répétées. La vérité est beaucoup plus simple que cela. Quand monsieur Jean n’est pas là, c’est tout bonnement qu’il est dans la lune. Hé oui! C’est là qu’il s’absente la plupart du temps, sous l’écorce lunaire, dans une vaste cavité qu’il a découverte par hasard, un jour où il se promenait rêveusement à la surface de notre satellite préféré. Il subissait encore le regard magnétique de la terre, quand il aperçut ce commencement d’escalier dans une petite crevasse toute proche. Les marches en étaient blanchâtres et veinurés comme un marbre d’Italie et menaient à une élégante porte en bronze emprisonnée dans la roche lunaire: hypnotisé par les étranges motifs qui y étaient dessinés (on eut dit l’entrée de quelque sanctuaire extraterrestre) monsieur Jean l’ouvrit et découvrit un étroit escalier en colimaçon dont les degrés basaltiques s’enfonçait dans les profondeurs. La descente fut longue et laborieuse, mais il finit par déboucher sur une vaste salle sous-lunaire dont l’architecture ressemblait à celle d’une cathédrale gothique et le mobilier à l’intérieur néo-classique d’un appartement parisien. C’était d’un goût douteux mais monsieur Jean s’y sentit parfaitement à l’aise et s’installa confortablement sur le divan molletonné qui trônait près d’une l’immense cheminée, à l’autre bout de la salle. Il n’y avait pas d’éclairage, à proprement parler, mais une sorte de clarté verdâtre qui semblait émaner des parois, un rayonnement quasi musical dont la monotonie était compensée, ici et là, par l’éclat de quelques grosses pépites d’or. Monsieur Jean fit le tour du propriétaire, ce qui lui prit une bonne après-midi. Il découvrit, enserrée dans la roche et surmontée d’un curieux dais de titane, une magnifique bibliothèque couleur d’acier, aux reflets moirés, dont les grandes étagères vides couraient le long de la paroi, irrégulières et croisées. Elle paraissait vivante, comme hantée dans son intimité minérale par un esprit placide et légèrement moqueur. Monsieur Jean décida sur le champ, puisqu’elle était vide, d’y transférer tous ses livres de chevets (incapable d’en choisir un, il les accumulait dangereusement depuis des années, au risque de les prendre sur le nez). La bibliothèque, bientôt, en fut pleine: à les voir trônant dans le plus complet désordre sur les étagères lunaires, il en éprouva une vive satisfaction. Chaque fois qu’il revenait sur terre, il était comme déboussolé, tant il se sentait bien là-bas, là-dessous, dans son petit pied à lune. Il y avait toujours une partie de son cœur qui restait dans la lune: c’est ce qu’on appelle la nostalgie, je crois. Ainsi, voici où est monsieur Jean quand il n’est pas là. Autant dire que ça arrive souvent. Il va se mettre à l’abri, dans la lune, ça lui prend comme ça, tout d’un coup il n’est plus là, il est parti, il descend son petit escalier et s’enferme dans sa résidence lunaire. Et de feuilleter ses ouvrages préférés, parmi lesquels on trouve: Souvenirs d’enfance, roman ; Réflexions en cours, essai ; Réflexions blessantes et perfidies variées, anthologie ; Petit traité des réparties cinglantes, essai (perdu lors du déménagement) ; Manuel de psychologie élémentaire, brochure ; Souvenirs en tous genres, roman ; Dictionnaire illustré des mille détails dont on ne s’aperçoit pas, dix tomes reliés ; Petit guide de l’évasion, volume I & II ; Remords stupides et regrets mordants, roman (coll. Qui suis-je?) ; Fantasmes et visions, dissertation illustrée (tome I: « Plastique féminine et visages troublants » ; tome II: « L’Amour des Enigmes ») ; Le problème familial, vingt tomes reliés pour le moment (la suite à paraître) ; Que pensent-ils de moi? ouvrage de psychanalyse ; Mes relations avec autrui, pamphlet ; Que suis-je en train de faire? roman expérimental dont toutes les pages sont blanches ; J’ai l’impression d’avoir oublié quelque chose, roman expérimental n°2 (sur le même principe que le premier) ; et tant d’autres ouvrages dont il relit inlassablement les lignes vibrantes, rêveuses et familières, en astrophysicien de son propre univers.
ECLAT INTERIEUR
Promenades à Scrignac. Il est des moments où la nature semble rayonner d’une lumière particulière, d’un éclat singulier qu’on pourrait dire intérieur. Ainsi l’autre jour, les arbres et les talus, l’herbe des champs, les sillons, les fougères, tout était baigné d’une curieuse lumière, qui rendait les couleurs plus profondes, plus mates, en un mot plus poignantes, comme si, au lieu de se jeter d’en haut (le ciel était sombre, et le jour déclinait) la lumière venait précisément d’en dessous, à travers la terre humide et grasse, comme si les choses tiraient leur éclat d’eux-mêmes, de leur propre présence silencieuse et têtue. Il y a quelque chose de fantastique dans cet éclat, de puissant et presque d’inquiétant, comme dans L’Eglise D’Auvers de Van Gogh, ou Le champs de blé sous un ciel d’orage : on ne sait pas exactement d’où vient la lumière, d’où jaillit l’éclairage qui donne à la réalité sa profondeur de chose peinte et à la nature renouvelée l’apparence d’un tableau, d’un décor.
LUMIERE
Promenade à Scrignac (II). Il arrive que la lumière du jour, au lieu de se jeter directement sur la terre à partir de ce point de rayonnement central qu’est le soleil, soit filtrée par l’épaisse couverture des nuages, qui la divise et l’adoucit, comme l’éclat d’une lampe à travers une toile de tente. La lumière s’étire sur les rondeurs vaporeuses, s’égare, se disperse, se perd dans les volutes : on est loin du désir impérieux, rayonnant, qui la jetait vers la terre, de la ferveur rectiligne dont elle était originellement animée, la voici désormais s’égarant sur la terre, non plus conquérante, mais subtile, maternelle, révélatrice de la beauté du monde. J’avoue aimer ces jeux de lumière, ces trouées de rayons à travers les nuages, dont l’architecture ressemble à celle de quelque cathédrale de verre monumentale reliant le ciel à la terre, et qui participe à la fois de la pureté de l’eau et de la lumière, comme un arc-en-ciel ; non que je n’apprécie pas, comme tout le monde, la lumière directe du soleil, le ciel bleu et large, la chaleur estivale, ni que je prétende qu’elle ne puisse rien révéler, mais je crois malheureusement qu’elle écrase un peu les nuances et les couleurs, qu’elle les patine de son éclat, les voile parfois (particulièrement à midi). Une lumière crue crée de fortes ombres, et favorise un paysage essentiellement gouverné par le contraste, qui a sa puissance et son charme, certes, mais qui ne peut me faire oublier la fantastique féerie d’un ciel nuageux, tourmenté, que percent des rayons. On ne sait plus, ici, d’où vient la lumière. Le soleil est voilé, repoussé, on ne voit plus dans le ciel son disque souverain et brûlant, on ne voit plus que le cortège menaçant des nuages auréolé d’une pale (mais profonde) lumière grise. On ne sait pas d’où vient la lumière : elle semble venir de partout, de la terre elle-même, de ces arbres, de ces grands champs de mauvaises herbes que la dernière pluie a rendues humides et que l’automne a faites rougeoyer et pâlir.
Les vrais promeneurs savent apprécier ces brusques changements climatiques, ces nuages qui s’amassent au loin, qui se préparent et se gonflent, comme de vieux conspirateurs bedonnants. Quelque chose, déjà, a changé : la lumière a décru imperceptiblement, un petit vent s’est levé qui vous caresse le visage. Le vent a tourné, disent les gens, et c’est vrai, une petite révolution se prépare, un semblant de métamorphose : le soleil en disparaissant laisse aux nuages le soin de diffuser sa lumière, et donne à la terre l’occasion de hisser d’autres couleurs, peut-être plus intimes, plus profondes. A nous de goûter l’étrange et profonde harmonie de cette révélation.
RUINE
FLOTTANTE
Un petit sentier ombragé, courant le long d’une rivière, ou d’un aber. Le cœur léger, on suit son petit bonhomme de chemin, poussé par la joie de marcher et de voir, heureux d’être là, parmi les arbres et les choses, dans la lumière de printemps que tamise l’écran innombrable des feuilles, et dont se gorge la rivière aux frétillements argentés. Soudain, peu après avoir enjambé une large racine dont le corps noueux rampait le long du chemin, notre regard est accroché par une forme sombre collée au rivage, qui semble dormir à l’ombre des grands chênes, humble et solitaire dans son repli moribond, discrète comme une âme brisée. Ce sont les restes d’une barque, dont le corps incertain se désagrège lentement à l’abri du courant, dans les eaux stagnantes qui longent la rive où nous nous trouvons. Comment rendre compte du sentiment qui est le nôtre à la vue de cette ruine flottante, éventrée, si bien assimilée au milieu qui l’entoure qu’elle paraît le pur produit de sa fantaisie, un caprice de surface né du mariage de la vase, de l’eau, de la terre noire et frémissante du rivage, de la fermentation des feuilles mortes, du rire flûtée de la rivière. Ce n’est pas à la misérable agonie d’une barque, en effet, que nous assistons, mais à sa métamorphose, à sa transfiguration organique : peut-être est-ce là sa vraie vie qui commence, sa vie propre, enfin soustraite au grand courant qu’on l’obligeait à suivre, enfin libre, parce qu’inutile, parce que ne présentant plus aucun intérêt pour l’homme, trouvant finalement sa place au cœur des choses, et, dans un ultime et splendide abandon, offrant au regard du promeneur sa carcasse déchiquetée que l’eau trouble de la rivière a déjà partiellement recouverte, docile à la caresse des ondes, unissant sa voix cassée à l’imperceptible murmure des feuilles figées en son sein.
LES PAUMES
DU PETIT MATIN
Au petit matin, après avoir passé une bonne partie de la nuit dans un des rades de la rue Borda6 (où il aura sans doute consommé plus que de raison le petit vin italien dégueulasse qu’on y sert en pichets) un brestois n’a plus qu’une solution : échouer à l’Epée. Voici un bistrot somme toute assez banal, dont les larges vitres donnent sur la rue de Siam, juste en face de la place des Français Libres : c’est spacieux, les tables sont nombreuses, on est relativement sûr d’y trouver une place (surtout à l’heure dont je parle). Mais le grand intérêt de cette brasserie un peu ringarde, un peu kitch, le voici : l’Epée est une des premiers bars à ouvrir le matin, à Brest, ce qui en fait un lieu de ralliement pour les noceurs les plus irréductibles, les "seigneurs de la cuite" comme disait Blondin, expression que l’on pourrait troquer contre celle, plus locale, de "prince de la piste". Après une nuit d’ivresse typiquement brestoise, de l’appartement de l’ami d’un ami jusqu’au brouillard de la Bossa Nova, en passant par les Dubliners, puis les Mouettes, puis la Tête Raide (anciennement Chez Arnold’s), l’Arizona ou le Pamplemous (paix à son âme) selon l’humeur, après avoir sifflé bière sur bière sous les néons bleutés de chez Faustina, le brestois noctambule devient mélancolique : le jour qui se lève lui donne l’envie de se poser quelque part. Il traverse en titubant le pont de Recouvrance, le cœur lourd des paroles prononcées et des visages entrevus, portant sur ses épaules le poids de sa soif et de son humanité, à la recherche d’un bistrot où il puisse s’échouer, comme une vague sur la rive. Pour celui-là, L’Epée est une bénédiction. C’est l’abri des paumés du petit matin : on y renaît devant une nouvelle pression ou un petit café bien corsé, tout dépend de la profondeur de notre soif et de la capacité d’émulation de nos frères d’armes, amis de toujours ou compagnons d’un soir.
LA VERITABLE HISTOIRE
DE LA TOUR TANGUY
(BREST)
On a beau m’apprendre que la tour Tanguy a vraisemblablement été construite lors de la guerre de succession de Bretagne, entre 1341 et 1365, je ne peux m’empêcher de penser que ce n’était à l’origine qu’un pauvre petit champignon que le hasard aurait fait pousser sur le tertre rocheux qui surveille l’entrée de la Penfeld. Mais comment expliquer sa taille actuelle, me direz-vous? Rien de plus simple : un druide facétieux lui aura sans doute donné les proportions que nous connaissons, en des temps très reculés, à la faveur de quelque tour de sa connaissance (artificieusement sorti du petit sac noir qu’il portait à son flanc), d’une incantation mystérieuse et nocturne ou plus simplement en versant quelques gouttes d’une potion destinée à cet effet (agrandir les champignons). Tout cela pour effrayer les pauvres gens. Ou épater la galerie. Contre un petit verre aux frais de la princesse. Ou pour séduire la bonne. Enfin, peu importe : imaginons qu’il l’ait fait. Quelques siècles plus tard, un magicien andalou débarquait accidentellement à Brest, et, mis au défi d’accomplir un prodige par l’aumônier des seigneurs de Quilbignon, qui le chargeait de tous les maux et l’accusait publiquement d’être un mystificateur, il changea la chair molle et spongieuse du gros champignon en pierre.
Le mauvais curé en fut pour ses frais, et l’on offrit au mage, en guise de récompense, quelques verres d’un breuvage mielleux qui serait l’ancêtre du chouchen : cette boisson fut fatale à l’andalou, qui, selon la légende, fut jeté ivre mort sur le pont de son bateau, le nez dans sa fine barbe noire, pestant et jurant de la manière la plus grotesque. On dit également qu’il ne retrouva ses esprits qu’une fois regagné l’Espagne.
Le tertre rocheux appartenant à la famille du Chastel, les seigneurs de Quilbignon décidèrent de tirer profit de ce gros champignon de pierre, et en firent une bastille, longtemps désignée sous le nom de bastille de Quilbignon, avant de prendre le nom de tour Tanguy, prénom porté par plusieurs membres de cette lignée. Creuser la pierre ne fut pas une mince affaire, d’autant que le temps manquait, la guerre de succession faisant rage : le travail acharné des ouvriers, l’orgueil des Du Chastel, et le précieux secours d’un enchanteur eurent raison des ces difficultés, et l’ouvrage put être achevé avant la fin du conflit. Le reste de l’histoire est mieux connue : la tour sert de siège à la justice seigneuriale jusqu’en 1580, puis est abandonnée. Elle passe dans le domaine royal en 1786, avant d’être vendue comme bien national à la Révolution L’un de ses propriétaires, l’architecte Bariflé, désireux d’en faire une maison d’habitation, la perce de baies. Endommagée en 1944, elle est restaurée et on y installe en 1964 un musée historique. En 1971, elle est dotée d’une poivrière destinée à lui restituer une silhouette médiévale.
Nous savons quant à nous que cette dernière coquetterie n’est qu’une mystification de plus : à l’origine, ce n’était qu’un petit champignon, tout mignon, tout tranquille, auquel un étrange concours de circonstances a donné le destin qu’on connaît.
ESCALIERS
Si l’idée nous vient de remonter au centre-ville après s’être rêveusement promené sur le cours Dajot7, on pourra choisir d’emprunter la rue Traverse, dont le large escalier n’est pas dénué d’un certain charme pittoresque, presque anachronique. On a un peu l’impression d’être ailleurs, dans une autre ville, plus sinueuse, plus élégante – et même légèrement maniérée. A droite, en effet, une grande bâtisse8, maison de caractère miraculeusement épargnée par les bombes, paraît tout droit sortie d’un vieux roman du dix-neuvième, avec sa façade bourgeoise et colorée, alternant briques et pierres, ses travées de largeurs inégales, ses balcons en saillie. Mais elle paraît bien isolée, encadrée, surplombée par les grands immeubles d’après-guerre, dont le béton massif et gris a quelque chose d’insensible, d’indifférent à toute élégance architecturale. De rétif à toute préciosité superflue. Heureusement, il y a les escaliers, qui, quoique qu’assez banals, se marient assez bien avec elle, et donnent à ce commencement de rue une sorte de charme suranné. C’est assez bref, mais suffisamment suggestif pour que l’esprit docile du promeneur soit transporté ailleurs pendant un court instant : au pied du large escalier, devant les degrés de cette pente abrupte dont la courte perspective se perd directement dans le ciel, comme si la rue s’arrêtait là, on pourrait se croire dans quelque mystérieuse vieille ville aux rues étroites et aventureuses, à Monmartre, ou à Prague, l’espace de quelques secondes.
Cela est si vrai que les habitués de la rue Traverse (qui sont aussi des amoureux des livres, la rue dont nous parlons menant également aux bibliothèques) affirment que par temps de brume, ou de forte chaleur, il n’est pas rare d’apercevoir la tour Effel, dans le prolongement de l’escalier, ce qui est tout de même assez improbable – et néanmoins troublant.
LE PONT DE
RECOUVRANCE
De la Place de la Porte, à Recouvrance, on chemine lentement vers le pont, qui dresse sa silhouette familière au dessus de la Penfeld. De ce coté-ci les deux puissants pylônes en béton armé nous paraissent encore plus imposants, la place étant située dans une cuvette, légèrement en contrebas : on dirait deux H monumentaux, massifs, fièrement plantés dans le décor, zébrant le ciel de leurs bras lourds, supportant généreusement la travée mobile (c’est un pont levant, rappelons-le) qui mène les passants rive gauche, boulevard des français libres. Pour un peu, on se croirait projeté dans un tableau de Paul Klee9 : on s’attendrait presque à voir les deux lettres gigantesques s’arracher soudainement à leur léthargie et s’avancer vers nous d’un air implacable, dans un grondement de pierre et d’acier, ébranlant sol, place, maisons, fenêtres, fracassant abris et voitures, figeant sur place les passants éberlués. Nous n’en mènerions pas large, assurément. Au lieu de cela, les deux pylônes restent sagement à leur place, vertueux, immobiles, insensibles à nos gesticulations de fourmi, dociles aux faiseurs de cartes postales : il ne reste plus qu’à traverser le pont, sous le regard placide de ces deux géants de pierre, en espérant que la travée ne se lève brutalement au moment où nous passons, ce qui mettrait vraisemblablement un terme à notre promenade.
ETERNEL ETUDIANT
J’ai toujours eu, je crois, le sentiment que la Vie, dans son effroyable complexité, nécessitait une préparation longue et minutieuse, une sérieuse initiation dont la lenteur serait un gage de sérieux, d’efficacité, une connaissance profonde des ressorts véritables et des rouages secrets dont le jeu inconscient est comme la salle des machines de toutes nos actions : sentiment qui témoigne d’un réel besoin de comprendre, certes, mais qui n’est peut-être qu’une manière de reculer pour ne pas sauter, de se dérober toujours un peu plus, de se recroqueviller en soi pour rêver plus confortablement, pour reconstruire le monde – c’est-à-dire l’occulter – en en gommant les urgences, les injonctions inquiétantes et les ratés, s’évitant ainsi la douleur d’y vivre pleinement, avec toute la responsabilité et la souffrance que cela implique.
Il m’arrive de penser cela, et de douter de ma bonne foi, mais il m’arrive aussi de penser que je suis dans le vrai, qu’il faut rêver le monde pour bien le connaître, et que j’ai toutes les raisons d’être prudent.
DISTRAIT
Le distrait, contrairement à ce que l’on croit, n’est pas celui qui ne pense à rien, mais celui qui pense à autre chose, et que cette autre chose à quoi il pense obsède au point d’occulter tout le reste, à commencer par le monde qui l’entoure. Ainsi la distraction n’est peut être que l’effet d’une trop grande concentration intérieure, le symptôme d’une invasion de l’esprit par la pensée, par un tourbillon d’images exclusives et proprement sidérantes.
*
Voici un individu impressionnable, facile à envoûter, qu’un rien (un geste, un détail, une phrase) jette dans un puissant état d’auto hypnose, qu’une simple sensation ou pensée coupe provisoirement de la réalité : soudain, il est ailleurs, c’est-à-dire en lui-même, à l’intérieur, butant sur quelque fait étrange, dissonant - dont lui seul a saisi le caractère singulier (malgré l’emballage ordinaire), ou se laissant soudainement reprendre par quelque rêverie antérieure dont il ne s’était pas suffisamment délivré. Le distrait est un être sous influence, qu’une trop grande propension à observer ce qui se passe en lui rend buté et monomaniaque, et met invariablement en retard.
Réponse à une accusation fort courue. Le distrait n’oubliera jamais sa tête, puisqu’il vit dedans.
*
La distraction est un monde. De petites choses souvent futiles suscitent de grandes rêveries. Le distrait, finalement, n’est peut-être qu’un grand contemplatif, un homme curieux que la réalité étonne et oblige à s’arrêter : la vie est étrange à ses yeux, et mérite assurément un examen détaillé, une longue macération intérieure. Ses absences font penser à celles d’un enfant nonchalant et rêveur quittant le chemin de l’école pour observer un petit caillou brillant sur les côtés, et passant de longues minutes à le contempler, à l’examiner sous toutes les coutures, au risque de se mettre en retard.
L’ESPRIT D’ESCALIER
Il est un don précieux dans la vie et que j’envie beaucoup, c’est la vivacité d’esprit, ou plutôt la vivacité d’expression de l’esprit. Certaines personnes semblent douées d’une certaine faculté qui les rend apte à comprendre instantanément ce dont il est question, à synthétiser leur réflexion sur le sujet, puis à l’exprimer clairement, mêlant à la profondeur de leur pensée je ne sais quoi d’impertinent et de drôle qui séduit spontanément l’assistance. Je suis toujours bluffé par ce genre de fulgurances (dont ceux-là sont véritablement des spécialistes, des virtuoses), de vivacité : on écoute, médusé, leurs brillantes improvisations sur le sujet, leur subtile éloquence - dont les développements foudroyants et les images nouvelles se figent dans notre mémoire, on envie cette facilité à trouver les mots justes, à manier une expression aussi fine, aussi fidèle au mouvement même de la pensée.
Je serai bien incapable pour ma part d’égaler ces esprits : l’émotion m’embarrasse en société, la simple présence de mon interlocuteur agit comme une onde électrique qui parasite mon esprit et en ralentit le bon fonctionnement. Ce n’est qu’une fois soustrait à cette étrange radiation que s’exerce pleinement ma réflexion, ce n’est qu’une fois la porte refermée que me viennent les mots, dans la solitude d’un escalier ou d’un couloir.
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Si je peux m’enorgueillir de n’avoir pas l’esprit trop engourdi, et de comprendre assez vite ce dont il est question, il est un domaine où je me sens parfois quelque peu infirme, c’est l’expression orale (de ma pensée). Que ce soit l’émotion qui me paralyse ou l’enthousiasme qui me confonde, il y a une certaine brutalité un peu frustre dans mon désir de communiquer qui, en certaines circonstances, donne à mes phrases un caractère heurté et mécanique qui a peu de choses à voir avec l’élan initial : plus je suis ému, plus ma pensée est sentencieuse, dogmatique, plus elle est raide – comme une tirade vite expédiée.
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L’éloquence du cœur : la plus efficace, la plus poignante, mais aussi la plus rare. Le plus souvent, notre sensibilité nous embarrasse quand il s’agit de parler, le cœur s’emballe et les mots s’emmêlent dans notre esprit, nous laissant cruellement désemparé face aux raisonnements fallacieux, certes, mais ô combien subtils de notre interlocuteur.
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Eloquence du cœur : éloquence spontanée, quelque peu maladroite parce que non apprise, mais douant soudainement des individus généralement peu doués pour la rhétorique d’une capacité oratoire hors du commun.
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Si je devais me comparer à quelque grand esprit, je dirais qu’en matière d’éloquence je me sens plus proche de Rousseau que de Voltaire : du philosophe suisse, j’ai l’esprit d’escalier, l’émotivité, la lenteur, et une certaine propension à rationaliser après-coup, à rêver et à reconstruire ce qui (s’) est passé une fois retourné à la solitude et à la tranquillité de mon écran d’ordinateur (l’écritoire de Rousseau). Il est certains esprits qui ne peuvent bien raisonner qu’au vert, au calme, loin de tout désordre et de toute agitation : un rien les perturbe, les embarrasse, et leur timidité, en société, les condamne au silence ou les expose au ridicule. Ils savent être éloquents, mais généralement c’est trop tard.
Voltaire, au contraire, c’est l’esprit d’à propos, de répartie, c’est la vivacité du penseur de salon sûr de ses saillies, fort de la vitesse phénoménale de son esprit et de la profondeur fulgurante de ses analyses : le virtuose du cœur et des mots, enfin, que tout le monde rêverait d’être, au moins l’espace d’un instant, pour clouer le bec à tel ou tel - dont l’arrogance nous exaspère mais qu’il nous paraît trop laborieux d’affronter.
L’OBSERVATOIRE
L'observatoire a pour mission d'observer et de s'observer. Chacune de ses observations est l'occasion d'une nouvelle observation, qui a pour sujet la première, et ainsi de suite, jusqu'à l'effondrement complet de l'Observatoire, qui, nous l'espérons, surviendra le plus tard possible (mais il surviendra inévitablement).
Pour satisfaire à sa mission, l'Observatoire n'a pas lésiné sur les moyens : lunettes de vue, télescopes géants, jumelles infrarouge, longue-vues, microscopes numériques, téléobjectifs, miroirs réfléchissants et déformants, prismes à facettes, filtres polarisants, vitres de couleur, lunettes astronomiques, lampes de poche, projecteurs géants, diverses loupes, chambres noires, caméras mobiles, caméscopes miniatures, flash d'appoint ou aveuglant, caissons étanches, micros statiques et dynamiques, tables de montage, laboratoire scientifique, mallette du parfait chimiste, attirail de magicien, divers postiches (faux-nez, moustache, dentiers, etc.), journaux percés, détecteurs de métaux, de mensonges, imperméables noirs ou gris, vitres sans teint, lentilles spéciales, œil de verre, etc.
La pertinence des observations est variable.
Une quantité non négligeable d'observations fausses se glisse insidieusement parmi les vraies, ce qui complique considérablement la tâche du lecteur mais n'est en rien imputable à la direction de l'Observatoire puisque ce problème est celui de tout système ordonné (théorie du chaos).
Bon courage,
Le porte-parole de l'Observatoire.
ELEVATION
"Si l'on développait la vision la plus simple jusqu'au point de rupture de l'apparence, jusqu'à traverser les écrans de fumée de notre intelligence, alors nul doute que le dévoilement de ce qu'elle recèle nous terrasserait par sa monstruosité ou sa beauté, nous hissant d'une main gantée jusqu'au ciel afin que nous flottions parmi les nuages, en pleine étrangeté."
Extrait de l'Observation n° 122 de l'observation n°45765,
in Le Grand Livre des Observations,
éd. de L'OBSERVATOIRE.
LA MASSE MANQUANTE DE L’UNIVERS
« Je ne m’endors jamais sans penser à la masse
manquante de l’univers. »
Georges Charpak,
Sur un plateau de télévision.
La théorie des cordes est-elle la seule réponse crédible à l’angoissante question de la masse manquante de l’univers? Nous répondrons à cette question dès que nous serons raisonnablement calmes, voire parfaitement détendus.
In "Sommes-nous seul dans l'univers? La réponse du Berger à la Bergère."; éd. de l'OBSERVATOIRE
I WANT TO WORRY
« Il faut vivre sous le signe d’une désinvolture panique,
ne rien prendre au sérieux, tout prendre au tragique. »
Roger Nimier
Si les extraterrestres existent, la grande question n'est pas de déterminer leur niveau de civilisation, de technologie, leur organisation sociale et religieuse, la façon dont ils gèrent les conflits, etc.
Non, l'épineuse, la brûlante, la seule question qui mérite d'être posée est la suivante : auront-ils le sens de l’humour? Que penseront-ils en visionnant « La Grande Vadrouille"? "Le grand blond avec une chaussure noire"? "Y a t-il un pilote dans l'avion?" Auront-ils la faculté de rire?
En cas de réponse négative, force est de constater que le premier comique venu sera alors ontologiquement supérieur à ces êtres venus d’ailleurs, et l'indécente débauche de technologie, d'effets spéciaux en tous genre et de sagesse sidérale (en forme d'éclipse) dont s'accompagnera immanquablement l'arrivée des extraterrestres sera négligeable face à la plaisanterie la moins drôle que l’on puisse imaginer (du moment qu’elle vous arrache un petit sourire). En attendant, pourquoi ne pas céder à la panique en pensant à tous ces êtres que l'univers recèle et qui rêvent peut-être de nous convertir à la télépathie et au calcul mental?
NOTES
1 Ainsi, à une personne qui vous souhaite en guise d’adieu une bonne soirée, il ne faudra pas répondre, si vous aspirez vous aussi à devenir un docteur ès courtoisie, le médiocre à vous aussi, ni le convenu de même, mais, plus raffiné, plus élégant, également, que vous direz d’une voix forte, sans bafouiller. J’ai découvert cette formule récemment, j’en ai été émerveillé. J’avoue, depuis, en abuser éhontément.
2 Il me revient à ce sujet une anecdote qui illustrera parfaitement mon propos. Nous étions à table chez le grand-père d’un ami – Franck -, à déguster du poisson dans une ambiance détendue, bon enfant, quand le téléphone se mit à sonner. C’était Erwan, son cousin. La conversation s’engagea normalement : il s’agissait de se donner rendez-vous quelque part, à une heure donnée, afin de prendre l’apéritif ensemble. Franck était debout, devant nous (le téléphone était posé sur un petit guéridon, juste en face de la table) : nous écoutions distraitement, entre deux bouchées. Enfin, la conversation téléphonique prit fin - tout à fait normalement - et mon ami vint se rasseoir. Il paraissait légèrement agité : personne n’y fit réellement attention. Au bout de quelques minutes, il éclata de rire. Que s’était-il passé ? Son interlocuteur avait brutalement mis fin à leur échange, négligeant les formules d’usage : mon ami, surpris, désemparé, s’était soudain senti contraint de poursuivre artificiellement la conversation, jouant la scène, comme au cinéma, pour amener enfin, au terme de cette petite supercherie, ces petites phrases apparemment si anodines mais qui constituent en réalité une authentique porte de sortie, un véritable rite terminal : Bon, on se dit à ce soir alors ? Allez, salut !
On reconnaîtra aisément, sous le croustillant de l’anecdote, la confrontation burlesque d’un maladroit et d’un désinvolte (qui était aussi un virtuose, comme il est fréquent). Quant à moi, je suis toujours ému par la franchise de mon ami, ce jour-là.
3 Il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents, d’assister du rivage à la détresse d’autrui ; non qu’on trouve si grand plaisir à regarder souffrir ; mais on se plaît à voir quels maux vous épargnent.
4 Prononcer [ ta-koz ]. Nda.
5 Démonstration :
-
Argument basé sur l’expérience.
La poule pond des œufs.
-
Argument métaphysique.
L’œuf ne pond pas de poules.
Conclusion élémentaire :
C’est donc la poule.
6 A Brest.
7 Situé à Brest.
8 Il s’agit de la maison Crosnier, construite en 1900 (Cours Dajot – Rue Traverse).
9 "La révolte des aqueducs" de Paul Klee.