Demande à la poussière

Demande à la poussière

Quarantaine #3 Aliénation

alienation

 

 

 

aliénation

 

 

A Malo

 

 

 

Une de mes occupations,

pendant la quarantaine,

(je préfère ce mot à celui de confinement

que je trouve somme toute assez

vulgaire, je ne sais pas pourquoi ;

je viens en outre de fêter mes

quarante-six ans et le terme me paraît

bêtement assez approprié)

est de regarder

jouer mon fils à son jeu

de survie

sur l’ordinateur

 

(je reste là, debout,

un peu en retrait

pour ne pas déranger)

 

C’est un peu idiot,

je sais,

mais j’aime le suivre dans ses parties,

le voir

parcourir

son île virtuelle,

fouiller des coffres à la recherche

de potions ou d’armes légendaires,

Traquer d’autres survivants

(c’est un jeu en ligne)

ou tenter de leur échapper

en construisant des murs

 

J’ai déjà essayé de jouer,

pour voir, mais il faut bien avouer que je suis nul

et que je n’arrive pas à progresser

(alors que je suis plutôt doué

d’habitude, il me semble).

Je me suis fait la réflexion

qu’à mon âge les réflexes n’étaient plus

les mêmes, qu’avec le temps

on perdait certaines capacités d’attention,

de coordination

Par exemple on dit qu’il est préférable d’apprendre

le piano jeune, parce il y a encore

une certaine

plasticité cérébrale

qui favorise l’apprentissage.

(notamment l’indépendance des deux mains)

« Merde, en fait t’es tropv vieux

pour ça, inutile d’insister »

j'ai réalisé

 

Mais renoncer à jouer

du piano, non.

 

Encore étudiant, je fus invité

à une soirée. Ça se passait dans un appartement :

les convives, en très grand nombre,

emplissaient l’air du

bruit leurs conversations,

s’étalaient sur les canapés,

formaient de petits cercles dans les

angles. Au fond, un piano droit:

après quelques verres,

je m’installai et commençai à jouer.

Hé, c'est pas si mal,

ça. Ça sonne bien.

Je me dis. C'était même mieux que ça.

Très vite, mes doigts

se mettent à danser sur le

clavier, comme doués d'une

vie propre,

et j'improvise le boogie-woogie le plus

démentiel qui ait jamais été

joué sur terre

(je pense)

 

Les invités ne tardèrent pas

à s’inquiéter de cette explosion

de notes au large,

et l’on s’attroupa bientôt

autour de moi.

Je sentais par moments,

sur mon flanc gauche,

le corps d’une fille

qui rencontrait le mien

quand je ponctuais avec trop de fougue

le rythme de mon blues primitif d’une

envolée sauvage, frappant avec rage le clavier frémissant

A la dernière note, en nage, je

me redressai, superbe,et plantai mon regard

dans celui d’une autre fille

en face de moi

Applaudissements. Hystérie. On me

tape sur l’épaule, on me félicite, j’exulte.

Je remarque alors, dans la foule des invités,

un visage familier :

c’est Jerry Lee lewis en personne.

Le bad boy du rock 'n' roll, celui qui mit

littéralement le feu à son piano, qui osa frapper le clavier

avec ses poings ou ses talons,

ou même jouer debout,

The Killer himself.

Sidération.

(N’est-il pas censé être mort?)

Il s’approche, me jauge du regard, avant de me taper

lui aussi sur l’épaule :

« Toi, mon gars, tu sais jouer. T’es un bon. »

et de repartir aussitôt, me laissant seul au milieu

des éclats de voix et des verres

qui s’entrechoquent, seul avec cette lumière plus grande que

moi dans le cœur, à me dire :

« Merde, pourvu

que ce ne soit pas un rêve

(flatteur)

pourvu que ce ne soit

pas un rêve. »

Au réveil, ma première pensée,

je m’en souviens, fut :

« Je sais jouer du piano. »

La joie, très dense, très large,

fut de courte durée :

elle laissa vite place à une profonde

déception

qui assombrit un peu

ma journée

 

Mais, pour autant,

renoncer à jouer

du piano, non

 

Mon fils, lui, du haut de

quinze ans, me semble très fort

avec sa manette

Ses doigts tapotent sur les boutons

à une vitesse sidérante, son regard

intensément

plongé

dans la scène

dramatique qui se joue sur l’écran,

le corps bien droit,

concentré, immobile

( à part les mains)

Sa casquette Vans parfois posée sur la tête

Je pense qu’il pourrait

facilement

devenir bon au piano.

 

En attendant, j’éprouve un plaisir

très concret à le

regarder jouer

C’est beau à voir

Très beau

 

Quand, au prix d’efforts

insensés et d’une virtuosité inouïe,

il est sacré dernier survivant,

j’exulte avec lui, je jubile

Je voudrais le prendre dans mes bras,

le hisser au panthéon,

le porter aux nues.

(mais à quinze ans,c’est plus

difficile : il est loin le temps

où il posait sa tête menue dans le creux de mon cou

- j’en garde encore l’émouvante empreinte

dans le cœur - et où j’emportais son corps

frêle, alangui,

comme un

trésor

très

précieux

dans les escaliers en bois,

après le bain )

Je pourrais alors jurer que sa joie est mienne,

que nous ne sommes qu’une seule et

même personne, un instant.

 

Au basket,

quand il marque un panier

ou accomplit une de ces actions

spectaculaires

dont il a le secret

je ressens la même connexion étrange,

viscérale ( il y a quelque chose qui se

joue – se noue, dans les tripes)

La même aliénation

- comme dans E.T.l’extraterrestre,

quand le jeune Elliot développe les mêmes symptômes

que la créature en train de mourir,

un puissant lien psychique les unissant

à ce moment précis - une scène qui

m’avait

profondément

marqué à l’époque

 

J'espère qu'un jour

il se mettra au piano

et qu'on fera un beau concert

tous les deux

En attendant qu'on me laisse

continuer à regarder jouer mon fils

et à trouver ça beau

 

 

 

 

 

 



21/04/2020
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