Demande à la poussière

Demande à la poussière

Nous, les enfants : poèmes #1 à #11

 

 

 

NOUS, LES ENFANTS

 

Poésie

 

 


 

 

 

#11 UN ÊTRE RARE

 

A Lilou

 

Un nouveau jour se lève

le monde n’a pas encore changé

mais le bruit de tes pas dans l’escalier

met soudain nos cœurs en éveil

 

C’est dans la cuisine que ça s’est passé

Maman tenait à la main

un bouquet de coucous des bois

et moi juste derrière, en embuscade

Tu as compris très vite

ton sourire nous a enveloppé

un sourire très doux

mais tellement large et beau

que j'ose à  peine en parler

On s’est pris dans les bras

et serrés bien fort

voilà tout

 

Quelle chance quand même

de te connaître depuis toutes ces années

 

Dix-huit ans

 

Je ne sais pas ce qu’est un nombre heptagonal

ni un nombre pyramidal pentagonal 

ni un nombre Harshad

Je ne connais pas le secret

des quatre premiers cubes parfaits

ni la somme des deux premières puissances de deux

d'exposant carré non nul

 

Mais je sais

que tu es une vraie merveille

Un être rare

 

 


 

#10 AVEC PRESQUE RIEN

 

 

A Lilou, ma louloute.

 

 

 

Je me demande si c’est raisonnable parfois

d’être aussi sérieuse

Heureusement quand je te vois partir si peu vêtue

certains matins

affronter avec presque rien (sous le lourd manteau noir

un simple bout de tissu rouge, maigre et élégant)

sans même y penser

sans même t’équiper pour relever

l’invraisemblable défi que ça représente

de Vivre – même une seule journée

quand je te vois disparaître comme par magie derrière la porte

et partir l’air de rien

mais bien décidée quand même

Quand je te vois

t’engouffrer dans le froid humide du matin

happée par la nuit qui s’attarde

hantée par mille pensées dont certaines

sans doute

ne manquent pas d’être un peu douloureuses

 

je me dis que ce n’est pas sérieux

vraiment

 

Mais ça me va après tout

que tu ne penses pas tout le temps

A ton avenir

Car la Vie est pleine de surprises

de Beauté inattendue

Malgré la nuit qui nous menace et la peur qui nous saisit

Nul besoin d’armure ni de vêtements trop lourds

On peut s’engouffrer avec gourmandise

dans sa triple épaisseur

 

au risque d’attraper froid

 

 


 

 

 

#9 LES BASQUES

(Lâchez-moi)

 

 

A Malo et ses

bientôt quinze ans

 

 

Je veux bien déplacer, astiquer votre bazar,

faire vos machins et vos trucs

remplir vos tableaux et vos listes

Mais d’abord laissez-moi m’allonger

de tout mon long

sur le grand canapé gris

m’abandonner tout entier à sa bienveillante horizontalité

Laissez-moi le temps de m’habituer à la chose

d’en intégrer la contrainte purement extérieure

Lâchez-moi je vous en prie la grappe un moment

Que je m’y fasse

Accordez-moi cette délicieuse étape avant le supplice à venir

 

Je commencerai quand la petite aiguille aura fait un certain chemin

accompli une certaine révolution intérieure

Mon cœur bat comme une horloge de sang

Je me lèverai quand sonnera l’heure

 

Pas avant non impossible ( à moins

que vous ne vouliez

vous exposer au spectacle irritant de ma mauvaise humeur )

C’est une question de principe,

de vie ou de mort

 

Pourquoi aussi doit-on toujours faire quelque chose ?

Ne pourrait-on pas rester là,

sagement,

entièrement occupé à ne rien faire ?

 

Avec un peu de chance

on finira par nous

oublier

 

 


 

 

#8 PARFOIS,

HEUREUSEMENT

 

 

A Virginie

 

Mais tu sais mon amour après tout

ce n’est pas si grave

pas si grave non

enfin tu sais pas si grave

Mais quand même c’est hallucinant

(à prononcer en mettant l’accent sur la

première syllabe)

oui hallucinant

ce qui se passe

Si tu posais ta main sur ma poitrine

tu le sentirais

toi aussi

 

Vivre

c’est quelque chose

on est traversé de partout

il faut sans doute - quelque part

que tout cela ait un sens

mais souvent c’est tout le contraire

précisément

rien ne semble tenir debout

rien ne pèse

 

Heureusement, parfois,

on fait des choses ensemble

Comme par exemple trier des affaires,

dans le coffre de la voiture

ou ranger la cuisine, en silence,

comme une seule âme

 

un seul corps pensant

 

 


#7 DANS LE CŒUR MÊME



"La nature humaine est étrange pour qu'elle ne puisse

s’empêcher de capter, sauvegarder, reproduire, garder trace...

Et parfois cela prend la forme d'un poème."

 

"C'était lundi dernier, rares averses, une mer agitée,

merveilleusement belle. "

 

Mark Kerjean.





Il est question d'aller se promener sur la côte

Pourquoi en effet ne pas marcher là-bas ensemble

Et accrocher un peu de nous à ce ciel de traîne

Il faut bien faire quelque chose

 

 

La Nature nous a réservé un beau spectacle

Et nous sommes de consciencieux photographes

- C'est vrai que c'est étrange de vouloir garder ainsi trace

Et fixer ailleurs les contours de cette rencontre

 

 

Car l'Océan a l'air de mouvoir son corps vert, immense

A l'intérieur, dans le coeur même,

En larges vagues de beauté, qui frappent à la porte

Et nous emplissent, et nous nettoient.

 

 

 

Nous sommes de consciencieux photographes

Mais serons-nous à la hauteur de cette brume miraculeuse

De cette grande ouverture dans le coeur même

Creusant le ciel et nos solitudes

 

Serons nous à la hauteur de cette évidence

De ce lumineux surgissement

la mer respire et nous dedans

Quelque chose se dessine dans les profondeurs

 

Serons-nous à la hauteur du poème en train de s'écrire

Car L'oeil écoute et le chaos s'enroule

Cent dix kilos de présence et une voix à faire briller les rochers

C'est beau en vrai d'être annoncé par son rire

 

 

 


 

 

 

#6 CIEL NOMADE

 

 

Le monde est monde.

Lucien Suel, poète.

 

Le nuage blanc est toujours le nuage blanc.

La montagne bleue est toujours la montagne bleue.

Tozan, maître zen.

 

 

Il y a des ciels aussi à l'intérieur

Des Mont-Perdus et des mers de nuages

De grands blocs d'ombre chantent leur cante jondo

sur la toile sans fond de la mémoire

Et découpent l'horizon de leur douleur muette

 

Il y a des ciels à l'intérieur

Des palais mouvants gorgés de souvenirs

Le monde est chair est lumière

Le monde est monde

 

Il y a des choses immenses

Des hommes couchés dans la brume

Offrant leur sexe absent à des géantes invisibles

Des embrasements de matière noire

Le long des hanches bleues de la Terre

Tapis dans le manteau creux du Monde

D'obscures tribus d'apaches

Préparent de nouveaux incendies

 

Il y a des choses immenses

De vastes royaumes suspendus et nos désirs enfouis

 

A les saisir en nous

A même le sol nu poli comme un miroir

Quelque chose frémit dans l'air

 

 

Et l'on entend - presque douloureusement

Dans le coeur soudain élargi

Le chant mystérieux de l'arrière-monde

La possible palpitation d'un soleil et

 

Même

 

La promesse d'une

réconciliation.

 

 


 

 

 

#5 LE PRIX EXORBITANT

D'UN POÈME

 

 

J'ai vu l'oeil rouge de l'herbe

à Saintes

et accroché mon enfance aux méandres du vent

La mort luisait au fronton des poèmes

l'Arc de Germanicus murmurait son ennui

aux quais brûlés par le soleil

à leur blancheur oisive, non avenue

J'attendais sans attendre que tu reviennes

 

Alors

presque distraitement

j'ai rompu le silence

avec les cornes d'une vache

et le fleuve indolent a frémi dans sa robe verte

et mon sang n'a fait qu'un tour

et le sang de mon sang spiralant

à travers les lignes

Touché sans le savoir par le cri redoublé

du cantaor fou

n'a rien fait de plus ni de moins que d'être là

dans l'épaisseur du jour

 

Alors

sous le regard indifférent de l'antique Mediolanum Santonum

j'ai rêvé tout haut d'être cet homme

poète guerrier ou guerrier poète

plus grand qu'Auguste

capable d'un seul vers de vaincre une armée

et nous avons ri à l'éclatante pensée de mon triomphe

 

 

C'est à ce moment- que tu es revenue

délestée par une main invisible – malgré ta course folle

de tes petites boites peintes et du parfum de ta joie

mais avec quelques mots pour le dire

C'est un peu cher la leçon sur le détachement

 

C'est un peu cher en effet

tout comme le prix de ce poème

exorbitant à bien des égards

puisqu'écrit à la dérobée

 

 

29 août 2017

 

 


 

 

 

#4 CHAUSSETTE

 

 

 

"Qui voit Ouessant

voit son sang"

Proverbe.

 

A Marc et Virginie

 

 

C'était à Ouessant

Les gosses trimbalaient leur trésor

dans la clarté du jour

le vent faisait frissonner l'herbe des pelouses

les étendues de bruyère et le corps écailleux des ajoncs

au loin scintillait la mer d'Iroise

 

 

Le mouton s'appelait Chaussette

Le grand-père l'avait dépecé dans la cour

- Vous voulez voir du sang ?

Vous voulez toucher ?

C'était du sérieux

- Une patte de Chaussette

tranchée vif dans les poils

sous le ciel bleu

et sa procession de nuages

Une patte blanche à montrer aux inconnus

avec ses tendons son sabot

et sa belle tache rouge au bout

 

En longeant la petite maison solitaire

quelques instants auparavant

nous l'avions vu, l'animal

sur le maigre terrain balayé par le vent

Il était suspendu à une balançoire

les mains immenses du grand-père

se livraient au rituel de mort

Ici on ne craint pas la violence

les hommes sont rudes et fiers

les couteaux bien aiguisés

 

- On n'est pas riches,

mais quand même un peu

On a une maison, pas vrai ? Voulez-vous y entrer ?

 

Les gosses n'ont pas froid aux yeux

la patte est encore molle

- il y a un instant à peine

l'animal y appuyait toujours son corps odorant et frisé -

Elle passe de mains en mains comme

un joyau funèbre une relique de mort

On rit de bon cœur de cette étrangeté

le plus jeune nous propose sa maison à louer

 

Le sang de Chaussette

sa patte molle et son nom dans la bouche des enfants

A l'ombre du calvaire sa mort aussi est toute chaude

dans mon souvenir ils apparaissent encore

Yann et Héloïse

avec leurs petites mains

et leur magie vaudou

 

Nous ne sommes pas riches

mais un peu quand même

d'avoir vécu cela

et touché du bout des doigts

le sabot rugueux de l'enfance

 

C'était à Ouessant la païenne

l'île des enchantements

 

 

30 mars 2016.

 

 


 

 

 

#3 AVANT DE PARTIR

 

 

 

Pour mon anniversaire

Je t'offre

cette « Dalva » dont on nous a dit le plus grand bien

Et toutes mes étoiles

mes constellations de rouille et d'os

Mes chiens morts

et mes larmes couleur de chair

le trésor du vent contre ta peau le chant de la mer

et le mystère de l'herbe

Je t'offre ma colère ma colère

l'alchimie de ma colère et les éclats de mon amour le grondement de l'orage

et la douceur du soir

Je t'offre mes pieds et mes mains et ma bouche et la morsure de mon regard

la morsure de mon sang

la meurtrissure et le

morcellement de mon âme

Je t'offre mes absences mes atermoiements le goût de mes lèvres

et de mon sexe

Je t'offre mon coeur tumescent et mon ventre

et mon cri

mais surtout mon amour mon amour

mon amour

et mon obscénité ma maladresse mais surtout

mon a

mon am

mon âme

mon amour

 

 

 


 

 

 

#2 LE SECRET D'ATISHA

Poème tantrique

 

 

A mes compagnons de Yourte

 

 

Vénérable Atisha

Prince indolent et sage

Délicat passager du moment présent

Ta félinité m’est un bienfait

 

Ô Chat Kra Chat Rade

Ta vie comme un tableau sur ton pelage gris

Ta vie chatoyante et délavée

Délicatement roussie

A coups de langue répétés

A coups de griffes reçus

Ta vie écrite et le temps vécu comme un élixir

Un geste furtif dans la trame de ce qui est

Ô chat Vire

Ta couleur est une énigme

Ton corps se recompose à chaque instant

Ô soie du vent

Atisha

 

Non chat lent

Enveloppe-nous de ton mystère

Tourne autour de nos âmes inquiètes

Frôle de ton corps subtil notre cuirasse de peur

Auguste félin poli par les ans

Vieux matou boiteux au regard hypnotique

Je me suis perdu dans le miroir impassible de tes yeux d’or

 

 

Ô vermoulure du temps

Poésie de l’être-là de l’être chat

Ô murmure des jours

Atisha

 

 

Grand maître du regard vide

Grand vide du regard plein

Lisse tes moustaches d’argent et fait frémir la nuit

La lune se lève au dessus de nos cœurs brûlants

Ô caresse du vent et des étoiles

Danse nocturne au fond des bois

Ô mage Ô ti chat

Allume la lampe pour la voie de l’Éveil

Fait miroiter notre vrai visage dans tes prunelles magiques

Vient hanter de ta présence notre Yourte intérieure

Chat Man chat Rité chat Rabia

Ô dieu chat claudiquant

Ô merveille des jours

Atisha

 

 

Dans tes pupilles s’enroule l’antique nuit des temps

Le grand songe de la Vie

Chat Om Chat Kti Chat L’homme

Gardien des âmes et des coeurs

Etire-toi magistralement devant nous

Montre-nous le chemin de la volupté

Ton corps est un sanctuaire

Un temple allumé

Qui rien ne déclare ni ne dérobe

Mais fait signe

 

 

Ô chat leurre

Ô richesse de la Vie

Ô lenteur infinie

Apprends-moi

La patience

Vénérable Atisha

 

 

Et le merveilleux secret

de ta vieillesse dorée

 

 

 


 

 

 

#1 KENAVO

 

 

 

Mamie

La Terre notre terre est moins riche ces jours-ci

De t'avoir perdu

Tu ne la fertilises plus de ta présence discrète et aimante

De ton regard plissé

Bienveillant et profond

Mais c'est dans nos cœurs désormais

Que tu travailles

Bêcheuse infatigable

Pour y faire pousser de beaux légumes d'amour

 

Mamie

Tu savais nous accueillir

Nous écouter nous prendre comme on était

C'était précieux

Qui prendra ta place au bout de la table

A l'heure du goûter ?

Qui nous prendra dans les bras

Et nous serrera fort

Comme tu le faisais ces derniers temps

Comme pour nous dire au revoir

A chacun ?

 

Kenavo Mamie

La terre notre terre est orpheline

De ta bonne âme de ton sourire

Mais c'est le ciel qui brille un peu plus

Le ciel qui se réjouit de ton arrivée

 

 

Kenavo

Je crois t'entendre rouler les "r" à travers les nuages

«Soyez heureux pour moi

Mon heure était venue

Echu an abadenn

Je vais rejoindre celui que j'ai aimé

Et ma fille Marie qui me manquait tant

Les chiens de Poulguinan me feront un cortège

L'orchestre chantera du Tino Rossi

Je vous emporte avec moi

Vous ma famille mes amis

La grande joie de ma vie »

 

Kenavo

Merci pour ce que tu nous a donné

Ce courage plein d'humilité et d'humour

Ce regard d'amour

Mamie

Il brille dans nos cœurs

Pour toujours

 

 


 

 

 

 

 



28/03/2020
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